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JEAN ZISKA.

teur dont l’Église romaine se vante, était appelé à la même épreuve, il ne manquerait pas de dire : « Voilà l’ouvrage de ma chère fille la sainte Église. » Mais le pape serait là pour lui répondre : Que dites-vous là, saint père ? c’est l’abominable ouvrage d’une abominable révolution, dont les fanatiques ont brisé vos autels, outragé vos lévites et profané nos temples. » Je suppose que saint Pierre, étourdi d’une pareille explication, appelât saint Jean pour le tirer de cet embarras ; saint Jean, qui en savait et en pensait plus long que lui sur l’égalité, lui dirait : « Prenez garde, frère, j’ai bien peur que le coq n’ait chanté sur le clocher de votre Église romaine. » Et alors, appelant le pape à rendre témoignage : « Qu’avez-vous donc fait vous et les autres, pour que les fanatiques de l’égalité se portassent à de tels excès contre vous et votre culte ? — Nous avions fait notre devoir, répondrait le pape ; nous avions condamné et persécuté Jean-Jacques Rousseau, Diderot et tous les fauteurs de l’hérésie. » Alors saint Jean voudrait savoir qui étaient ces grands saints qui avaient résisté à l’Église au nom du précepte du Christ, car il ne les jugerait pas autrement. Il voudrait connaître tous ceux qui avaient suscité l’hérésie de l’évangile ; et, de siècle en siècle, remontant par le dix-huitième siècle à Luther et à Jean Huss, et par Wicklef à Pierre Valdo, et par Jean de Parme à Joachim de Flore, et par eux à saint François ; et par saint François à une suite ininterrompue d’apôtres de l’égalité chrétienne, il remonterait ainsi, par le torrent de l’hérésie jusqu’à lui-même, à sa doctrine, à sa parole. Il laisserait alors saint Pierre s’arranger avec Grégoire vii et tous ses orthodoxes jusqu’à Grégoiie xvi, et retournerait vers son divin maître Jésus pour lui rendre compte du cours bizarre des affaires de ce monde.

Voilà donc tout bonnement l’histoire de ce monde. D’un côté les hommes d’ordre, de discipline, de conservation, d’application sociale, d’autorité politique ; ces hommes-là, qui n’ont pas choisi sans motif saint Pierre pour leur patron, bâtissent et gouvernent l’Église avec une grande force, avec beaucoup d’habileté, de science administrative, de courage et de foi dans leur principe d’unité. Ils font là un grand œuvre ; et plusieurs d’entre eux, préservant à certaines époques la société chrétienne des bouleversements de la politique, de l’ambition brutale des despotes séculiers, et de l’envahissement des nations aux instincts barbares, sont dignes d’admiration et de respect. Mais tandis qu’ils soutiennent cette lutte au nom du pouvoir spirituel contre le pouvoir temporel, ils prennent les vices du monde temporel et trempent dans ses crimes. Ils oublient, ils sont forcés d’oublier leur mission divine, idéale ! Ils deviennent conquérants et despotes à leur tour ; ils oppriment les consciences et tournent leur furie contre leurs propres serviteurs, contre leurs plus utiles instruments.

Ces serviteurs ardents, ces instruments précieux d’abord, mais bientôt funestes à l’Église, ce sont les hommes de sentiment, d’enthousiasme, de sincérité, de désintéressement et d’amour ; c’est l’autre côté de la nature humaine qui veut se manifester et faire régner la doctrine du Christ, la loi de la fraternité sur la terre. Ils n’ont ni la science organisatrice, ni l’esprit d’intrigue, ni l’ambition qui fait la force, ni la richesse qui est le nerf de la guerre. Les papes l’ont toujours parce qu’ils trouvent moyen de s’associer aux intérêts des souverains, et ils font mieux que de faire la guerre eux-mêmes ; ils la font faire pour eux, ils la suscitent et la dirigent. Les apôtres de l’égalité sont pauvres. Ils ont fait vœu de pauvreté ; à une certaine époque, ils sortent principalement des associations de frères mendiants ; ils se répandent sur la terre en vivant d’aumônes et souvent de mépris. Ils ne peuvent s’appuyer que sur le pauvre peuple, chez lequel ils trouvent d’immenses sympathies. En l’éclairant dans la voix de l’Évangile, ils font sortir de son sein de nouveaux docteurs qui, sans s’adjoindre à eux officiellement, et souvent même en s’en détachant tout à fait, continuent leur œuvre, entrent en guerre ouverte avec l’Église, sont flétris du nom d’hérétiques, agitent les masses, se répandent dans le monde sous divers noms, y prêchent le principe sous divers aspects, et partout y subissent la persécution. Mais le destin de l’hérésie n’est pas de triompher brusquement de l’Église ; elle ne peut que la miner sourdement, l’ébranler quelquefois par l’explosion des menaces populaires, être ensuite sa dupe, son jouet, sa victime, et finir par le martyre pour renaître de ses propres cendres, s’agiter encore, s’engourdir dans la constitution avortée du luthérianisme, et se fondre enfin dans la philosophie française du dix-huitième siècle. Vous savez le reste de son histoire, je vous en ai indiqué la trace. Elle revit aujourd’hui en partie dans la grande insurrection permanente des Chartistes, et en partie dans les associations profondes et indestructibles du communisme. Ces communistes, ce sont les Vaudois, les pauvres de Lyon ou léonistes qui faisaient dès le douzième siècle le métier de canuts et l’office de gardiens du feu sacré de l’Évangile. Les chartistes, ce sont les wickléfistes qui, au quatorzième siècle remuaient l’Angleterre et forçaient Henri v à interrompre plusieurs fois la conquête de la France. Si je cherchais bien, je trouverais quelque part les Hussites ; et quant aux Taborites et aux Picards, et même aux Adamites, j’ai la main dessus, mais je ne suis pas obligé de les désigner. Le petit nombre de ces derniers dans le passé et dans le présent ne leur laisse que peu d’importance. Ils ne sont point destinés à en avoir jamais. Leur idée est excessive, délirante, et comme les convulsions de la démence, elle est un symptôme de mort plus que de guérison. Ces surexcitations de l’enthousiasme sont destinées à disparaître. Je ne les indique ici que parce qu’elles jouent un rôle dans la guerre des hussites, et qu’il sera bon de faire leur part quand j’aurai à montrer leur action.

Maintenant, si le sujet vous intéresse, cherchez dans les livres d’histoire le récit des grandes insurrections des pastoureaux, des vaudois, des beggards, des fratricelles, des lolhards, des wickléfistes, des turlupins, etc. Je ne me charge de vous raconter que celles des hussites et des taborites qui n’en font qu’une. L’histoire de toutes ces sectes et d’une quantité d’autres que je ne vous nomme pas, n’en forme qu’une non plus, quoi qu’en puissent dire les érudits qui ont voulu faire de si grandes distinctions entre elles[1]. C’est l’histoire du Joannisme, c’est-à-dire l’interprétation et l’application de l’Évangile fraternel et égalitaire de saint Jean. C’est la doctrine de l’Évangile éternel ou de la religion du Saint-Esprit, qui remplit tout le moyen âge et qui est la clef de toutes ses convulsions, de tous ses mystères. Trouvez-moi une autre clef pour ouvrir tous les problèmes du temps présent, sinon permettez-moi de commencer mon récit ; car il ressemble beaucoup jusqu’ici à celui du caporal Trimm, qui s’appelait précisément l’Histoire des sept châteaux du roi de Bohême.

II.

Nous avons justement laissé le roi de Bohême, Wenceslas l’ivrogne, dans un de ses châteaux (c’était je crois, celui de Tocznik), tandis que Jean Huss, le jeune recteur de l’université de Prague, traduisait en bohémien les livres de Wicklef, et prêchait le wickléfisme. Le wickléfisme était une des nombreuses formes qu’avait prises la doctrine de l’Évangile Éternel, la grande hérésie lancée dans le monde depuis plusieurs siècles et formulée par l’abbé Joachim de Flore, en 1250. Wicklef était mort, mais le wickléfisme survivait à son apôtre, et les adeptes, sous le nom de Lollards, préparaient une grande insurrection, se fiant peut-être aux relations, et l’on dit même aux engagements que, soit curiosité, soit enthousiasme, Henri v avait contractés avec eux dans les années orageuses de sa jeunesse. Ils cherchèrent des sympathies chez les autres peuples, et y répandirent mystérieusement leur doctrine, s’adressant aux hommes les plus remarquables, suivant l’usage de ces temps de persécutions. On prétend que Jean Huss repoussa d’abord avec

  1. Les rivalités et les inimitiés de ces sectes entre elles ne prouvent qu’une vérité banale ; c’est qu’il est difficile de s’entendre sur les moyens de réaliser une grande entreprise ; mais le même but, la même idée est au fond de toutes.