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JEAN ZISKA.

l’empereur. L’évêque de fer s’était si bien comporté en Moravie, malgré la ténacité des Taborites et les progrès du Hussitisme, que l’archiduc avait repris courage, et que Sigismond recouvrait l’espoir de rentrer en Bohême. Le roi de Pologne avait épousé, non la veuve de Wenceslas comme il en avait été tenté, mais une autre Sophie, fille du grand-duc de Moscovie. L’Empereur avait assisté à ses noces, et Wladislas faisait serment de ne plus envoyer Coribut aux Bohémiens. Mais le jeune homme, prenant goût à cet essai de royauté, rentra secrètement en Bohême, et y fut accueilli comme un bras de plus contre Sigismond. Cette démarche réveilla les méfiances de l’Empereur, et l’engagea à traiter directement avec Ziska. Il lui envoya des ambassadeurs avec des offres magnifiques, dans l’espoir de le séduire, de le tromper peut-être, et de recouvrer la couronne de Bohême, sinon par les armes, du moins par l’intrigue. Il lui offrait le gouvernement du royaume s’il voulait se ranger à son parti et ramener les rebelles. « Étrange réduction, dit, à ce sujet, un historien catholique, qu’un empereur d’une si haute réputation en Italie, en Allemagne, en France, par toute l’Europe, fût contraint de s’abaisser pour recouvrer son royaume, devant un petit gentilhomme, un aveugle, un profane, un sacrilège et un scélérat ! »

On dit que Ziska fut ébloui et enivré de ces offres, et qu’il se dirigea aussitôt vers la Moravie avec Coribut et ceux de Prague, comme pour combattre, mais en effet pour traiter de plus près avec Sigismond. Ce peut bien être là une calomnie de plus sur un héros dont les vues ont été si calomniées d’ailleurs.

Quoi qu’il en soit, il semble que la Providence n’ait pas voulu le lancer sur la pente dangereuse de l’ambition personnelle, et qu’elle l’ait soustrait à cette lutte plus funeste que celle des combats, afin de laisser aux Taborites un souvenir sacré, et à la Bohême un nom illustre. Il mourut de la peste qui était dans son armée, aux confins de la Bohême et de la Moravie, le 11 octobre 1424. Les uns disent qu’en mourant il ordonna à ses gens de livrer son corps aux corbeaux, aimant mieux passer dans les oiseaux du ciel que dans les vers du sépulcre ; d’autres, qu’il leur commanda de l’écorcher, et de faire un tambour de sa peau, leur prédisant que le son de ce tambour suffirait pour jeter l’épouvante dans les rangs ennemis ; et que là où serait la peau de Ziska, là aussi serait la victoire[1]. Notre auteur met cette version au rang des fables, et j’avais regret à cette circonstance si poétique et si conforme à l’esprit du temps, lorsque je me suis rappelé que Frédéric le Grand assurait, en vers et en prose, dans une lettre à Voltaire, avoir pris ce trésor à Prague, et l’avoir emporté à Berlin. M. Lenfant est mort lorsque Frédéric n’était encore que prince royal, c’est-à-dire longtemps avant ses premières conquêtes en Saxe et en Bohême. Nous pouvons donc croire que cette relique conduisit encore les Taborites à la victoire sous le grand Procope, et qu’elle fut respectée jusqu’au moment où elle fut reléguée parmi les curiosités d’un musée national. La massue de Ziska a joué son rôle longtemps après lui. L’empereur Ferdinand ier vit cette grande massue de fer pendue auprès d’un tombeau, et pensant que ce devait être la sépulture de quelque héros, il ordonna à ses courtisans de lui lire l’épitaphe. Personne ne fut assez hardi pour le faire, et il lut lui-même le nom de Ziska. Fi, fi ! dit l’Empereur en reculant, cette mauvaise bête, toute morte qu’elle est depuis un siècle, fait encore peur aux vivants ! Là-dessus, il sortit de l’église, et fit atteler pour aller coucher à une lieue de la ville, quoiqu’il eût résolu d’y passer la nuit. On voyait encore cette massue redoutable en 1619, lorsque Ferdinand ii vainquit Frédéric v, électeur palatin, que les Bohémiens avaient élu roi. Mais, en s’en retournant, les Impériaux enlevèrent la massue, et rayèrent l’épitaphe.

Si Ziska fut écorché, du moins son corps ne fut donc pas privé des honneurs de la sépulture. Les Taborites le transportèrent dans la cathédrale de Czaslaw, et cette ville, qui avait toujours été fidèle aux principes purs ne voulut pas s’en dessaisir. L’épitaphe qu’en 1619 les Impériaux effacèrent a été conservée par les historiens :

« Ci-gît Jean Ziska, qui ne le céda à aucun général dans l’art militaire, vigoureux vainqueur de l’orgueil et de l’avance des ecclésiastiques, ardent défenseur de sa patrie. Ce que fit en faveur de la république romaine Appius Claudius l’aveugle, par ses conseils, et Marcus Furius Camillus par sa valeur, je l’ai fait en faveur de la Bohême. Je n’ai jamais manqué à la fortune, et elle ne m’a jamais manqué. Tout aveugle que j’étais, j’ai toujours bien vu les occasions d’agir. J’ai vaincu onze fois en bataille rangée. J’ai pris en main la cause des malheureux et des indigents, contre des prêtres gras et sensuels ; et j’ai éprouvé le secours de Dieu dans cette entreprise. Si leur haine et leur envie ne s’y étaient opposées, j’aurais été mis au rang des plus illustres personnages. Cependant malgré le pape, mes os reposent dans ce lieu sacré. »

À Jean Ziska, Grégoire son oncle.

Rien n’est plus profondément vrai que cette épitaphe. Æneas Sylvius l’a justifiée en qualifiant Ziska de monstrum detestabile, crudele, horrendum, importunum, etc. Et il y a aujourd’hui des personnes qui demandent si Ziska a jamais existé ! C’est ainsi qu’on écrit et qu’on connaît par conséquent l’histoire.

Ziska était représenté en relief sur son tombeau avec ces mots :

« L’an 1424, le jeudi, veille de la Saint-Gal, mourut Jean Ziska du Calice, chef des républiques qui souffrent pour le nom de Dieu. »

Chaque secte, chaque nuance de l’esprit hussite inscrivit son distique dans ce temple en l’honneur de Ziska. Évidemment celui qu’on vient de lire ne fut pas tracé par une main calixtine.

« Non loin du tombeau, dit notre auteur, il y a un autel où Jean Huss et Ziska sont représentés l’un auprès de l’autre. Sous l’effigie de Jean Ziska, on lisait ces vers latins… », que je donnerai en français, et qui me semblent émanés de la secte picarde qui croyait au retour des morts sur la terre, ou, pour mieux dire, à la transmission de la vie[2] :

« Huss est revenu du ciel. Si Ziska son vengeur en revient, Rome impie, prends garde à toi ! »

Jean Ziska était, selon eux, Jean Huss ressuscité, et Procope fut regardé comme le possesseur de l’âme de Ziska. Dans la Bible, on voit l’esprit des prophètes passer, en partie ou en totalité, dans celui de leurs continuateurs et de leurs adeptes.

Sous la figure de Jean Huss on lisait :

« Huss, ton vengeur gît ici. Sigismond lui-même a plié sous lui ; et comme on voit en plusieurs lieux les bustes des héros, ainsi Czaslaw conservera éternellement la mémoire de Ziska. »

Ceci pourrait avoir été inscrit par quelques-uns de ces seigneurs catholiques avec lesquels, malgré leurs trahisons, Ziska avait cru devoir jusqu’au bout conserver des ménagements et une apparence d’amitié. Le misérable Rosemberg, qui l’aidait dans l’occasion à brûler les vieux Picards, était de ce nombre ; et sans avoir ni foi politique, ni croyance religieuse, changeant suivant l’occasion, il fallait bien au moins qu’il rendît justice à la valeur célèbre de Ziska.

Plus loin encore une épitaphe bizarre, moitié païenne, moitié picarde :

« Ci-gît Ziska, vaillant en guerre, la gloire de sa

  1. Ses amis, dit Krantzius, firent ce qu’il avait ordonné et trouvèrent ce qu’il leur avait promis.
  2. Cette secte, très-mélangée, avait été influencée par la croyance des Millénaires. Mais après Ziska on verra que les Taborites ont cru au retour immédiat des âmes dans de nouveaux corps.