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LA VALLÉE NOIRE.

LA VALLÉE NOIRE

I.

Un habitant de la Brenne, en m’adressant des paroles trop flatteuses, me demandait, il y a quelque temps, où je prenais la Vallée-Noire. Cette question me pique, je l’avoue. Je viens dire aux gens de Mézières-en-Brenne, aussi bien qu’à ceux de La Châtre, où je prends la Vallée-Noire.

Eh, mes chers compatriotes, je la prends où elle est ! N’y a-t-il pas une géographie naturelle dont ne peuvent tenir compte les dénominations et les délimitations administratives ? Cette géographie de fait existera toujours, et chacun a le droit de la rétablir dans la logique de ses regards et de sa pensée. Si c’est un pur caprice de romancier qui m’a fait donner un nom quelconque (un nom très-simple, et le premier venu, je le confesse), à cette admirable région que nous avons le bonheur d’habiter, ce n’en est pas moins après un examen raisonné que j’ai fait, de ce coin du Berry, un point particulier, ayant sa physionomie, ses usages, son costume, sa langue, ses mœurs et ses traditions. Je pensais devoir garder pour moi-même cette découverte innocente. Il me plaisait seulement de ramener souvent l’action de mes romans dans ce cadre de prédilection. Mais puisqu’on veut que la Vallée-Noire n’existe que dans ma cervelle, je prétends prouver qu’elle existe, distincte de toutes les régions environnantes, et qu’elle méritait un nom propre.

Elle fait partie de l’arrondissement de La Châtre ; mais cet arrondissement s’étend plus loin, vers Eguzon et l’ancienne Marche. Là, le pays change tellement d’aspect, que c’est bien réellement un autre pays, une autre nature. La Vallée-Noire s’arrête par là à Cluis. De cette hauteur on plonge sur deux versants bien différents. L’un sombre de végétation, fertile, profond et vaste, c’est la Vallée-Noire : l’autre maigre, ondulé, semé d’étangs, de bruyères et de bois de châtaigniers. Ce pays-là est superbe aussi pour les yeux, mais superbe autrement. C’est encore le ressort du tribunal de La Châtre, mais ce n’est plus la Vallée-Noire. Plus vous avancez vers le Pin et le cours de la Creuse et de la Gargilesse, plus vous entrez dans la Suisse du Berry. La Vallée-Noire en est le bocage, comme la Brenne en est la steppe.

Je veux d’abord, pour me débarrasser de toute chicane, tracer la carte de cette vallée. Faites courir une ligne circulaire, partant, si vous voulez, de Cluis-Dessus, qui est le point de mire de tous les horizons de la Vallée-Noire, et faites-la passer par toutes les hauteurs qui enferment et protègent notre bocage. Du côté de Cluis, toutes les hauteurs sont boisées, c’est ce qui donne à nos lointains cette belle couleur bleue qui devient violette et quasi noire dans les jours orageux. C’est, d’un côté, le bois Fonteny ; de l’autre, le bois Mavoye, le bois Gros, le bois Saint-George. Dirigez votre ligne d’enceinte vers les plateaux d’Argurande, de Sazeray, Vijon, les sources de l’Indre, les bois de Vicher, la forêt de Maritet, Châteaumeillant, le bois de Boulaise, Thevet, Verneuil, Vitchère, Corlay. De là vous dirigez votre vol d’oiseau vers les bois du Magnié, où la vallée s’abaisse et se perd avec le cours de l’Indre dans les brandes d’Ardentes. Si vous voulez la retrouver, il faut vous éloigner de ces tristes steppes et remonter vers le Lys-Saint-George, d’où vous la verrez se perdre à votre droite, avec le cours de la Bouzanne, dans la direction de Jeu-les-Bois et des brandes d’Arthon. À votre gauche, elle se creuse majestueusement, pour se relever vers Neuvy-Saint-Sépulchre et vous ramener au clocher de Cluis, votre point de départ, que, dans toute cette tournée, vous n’avez guère perdu de vue.

Si vous traversez cette vallée, qui comprend une grande partie de l’arrondissement de la Châtre, vous trouverez des détails charmants à chaque pas. Mais ne vous étonnez pourtant point, voyageurs exigeants, si vous avez à traverser certaines régions plates et nues. De loin, ces clairières fromentales mêlaient admirablement leurs grandes raies jaunes à la verdure des prairies bocagères, De près, se trouvant presque de niveau avec de légers relèvements de terrain, elles offrent peu d’horizon, peu d’ombrage, et l’on ne se croirait plus dans ce pays enchanté qu’on va bientôt retrouver. C’est qu’il est impossible de ne pas traverser des veines de ce genre sur une aussi grande étendue de terrain. La Vallée-Noire, a, selon moi, une quarantaine de lieues de superficie, quarante-cinq à cinquante mille habitants, et une vingtaine de petites rivières formant affluents aux principales, qui sont l’Indre, la Bouzanne, la Vauvre, et l’Igneraie.

Ces courants d’eau partent du sud, c’est-à-dire des limites élevées du département de la Creuse, et viennent aboutir au pied des hauteurs de Verneuil et de Corlay, pour se perdre plus loin dans les brandes. Par leur inclinaison naturelle, ils creusent et fécondent cette vallée riante et fertile, où tout est semé sur des plans inégaux et ondulés. Si le voyageur veut bien me prendre pour guide, je lui conseille de se faire d’abord une idée de l’ensemble à Corlay ou à Vilchère, sommets qui, par les routes de Châteauroux et d’Issoudun, marquent l’entrée de ce paradis terrestre au sortir des tristes plateaux d’Ardentes et de Saint-Aoust. Qu’il visite Saint-Chartier, cette antique demeure des princes du Bas-Berry, d’où relevaient toutes les châtelleries de la Vallée-Noire, et que Philippe-Auguste disputa et reprit aux Anglais. Qu’il aille ensuite chercher le cours de l’Indre à Ripoton ou à Barbotte, sans s’inquiéter de ces noms barbares. Barbotte a été illustré par la beauté des filles du meunier, quatre madones qu’on appelait naïvement les Barbottines, et qui sont aujourd’hui mariées aux alentours. Que mon voyageur ne les cherche pas ; qu’il cherche son chemin, ce qui n’est pas facile et ne souffre guère de distraction ; ou bien qu’il suive la rivière, en remontant ses rives herbues, et qu’il la quitte au moulin de la Beauce, pour se diriger (s’il le peut) en droite ligne, sur la Vauvre.

Je lui recommande là, tout près du gué, le moulin d’Angibault, hélas ! bien ébranché et bien éclairci depuis l’année dernière. Puis il reprendra le chemin de Transault. Il s’arrêtera un instant au petit étang de Lajon, où les poules d’eau gloussent au printemps parmi les nénuphars blancs et les joncs serrés. Il traversera Transault,