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LA VALLÉE NOIRE.

deurs des vallées tranquilles, où tout est uniforme, où aucun accident pittoresque ne dérange la placidité de son âme, où l’églogue éternelle semble planer comme un refrain monotone qui ne finit jamais. L’idée du bonheur est là, sinon la réalité. Pour moi, je l’avoue, il n’est point d’amertumes que la vue de mon horizon natal n’ait endormies, et, après avoir vu l’Italie, Majorque et la Suisse, trois contrées au-dessus de toute description, je ne puis rêver pour mes vieux jours qu’une chaumière un peu confortable dans la Vallée-Noire.

C’est un pays de petite propriété, et c’est à son morcellement qu’il doit son harmonie. Le morcellement de la terre n’est pas mon idéal social ; mais, en attendant le règne de la Fraternité, qui n’aura pas de raisons pour abattre les arbres et priver le sol de sa verdure, j’aime mieux ces petits lots divisés où subsistent des familles indépendantes, que les grandes terres où le cultivateur n’est pas chez lui, et où rien ne manque, si ce n’est l’homme.

Dans une grande partie du Berry, dans la Brenne particulièrement, la terre est inculte ou abandonnée : la fièvre et la misère ont emporté la population. La solitude n’est interrompue que par des fermes et des châteaux, pour le service desquels se rassemblent le peu de bras de la contrée. Mais je connais une solitude plus triste que celle de la Brenne, c’est la Brie. Là ce ne sont pas la terre ingrate et l’air insalubre qui ont exilé la population, c’est la grande propriété, c’est la richesse. Pour certains habitants sédentaires de Paris qui n’ont jamais vu de campagne que la Brie ou la Beauce, la nature est un mythe, le paysan un habitant de la lune. Il y a autant de différence entre cette sorte de campagne et la Vallée-Noire, qu’entre une chambre d’auberge et une mansarde d’artiste.

Voici la Brie : des villages où le pauvre exerce une petite industrie ou la mendicité ; des châteaux à tourelles reblanchies, de grandes fermes neuves, des champs de blé ou des luzernes à perte de vue, des rideaux de peupliers, des meules de fourrages, quelques paysans qui ont posé dans le sillon leur chapeau rond et leur redingote de drap pour labourer ou moissonner ; et d’ailleurs, la solitude, l’uniformité, le désert de la grande propriété, la morne solennité de la richesse qui bannit l’homme de ses domaines et n’y souffre que des serviteurs. Ainsi rien de plus affreux que la Brie, avec ses villages malpropres, peuplés de blanchisseuses, de vivandières, et de pourvoyeurs ; ses châteaux dont les parcs semblent vouloir accaparer le peu de futaie et le peu d’eau de la contrée ; ses paysans, demi-messieurs, demi-valets ; ses froids horizons où vous ne voyez jamais fumer derrière la haie la chaumine du propriétaire rustique. Il n’y a pas un pouce de terrain perdu ou négligé, pas un fossé, pas un buisson, pas un caillou, pas une ronce. L’artiste se désole.

Mais, dira-t-on, l’artiste est un songe-creux qui voudrait arrêter les bienfaits de l’industrie et de la civilisation. Une charrue perfectionnée le révolte, un grand toit de tuiles bien neuves et bien rangées, un paysan bien mis, lui donnent des nausées ; il ne demande que haillons, broussailles, chaumes moisis, haies échevelées.

Il semble, en effet, quand on songe au positif, que l’artiste soit un fou et un barbare. Je vais vous dire pourquoi l’artiste a raison dans son instinct : c’est qu’il sent la grandeur et la poésie de la liberté ; c’est que le paysan n’est un homme qu’à la condition d’être chez soi et de pouvoir travailler souvent sa propre terre. Or le paysan, dans l’état de notre société, a encore la négligence ou la parcimonie de sa race. Lors même qu’il arrive à l’aisance, il dédaigne encore les superfluités de la symétrie, et peut-être que, poëte lui-même, il trouve un certain charme au désordre de son hangar et à l’exubérance de son berceau de vignes. Quoi qu’il en soit, cet air d’abandon, cette souriante bonhomie de la nature respectée autour de lui, sont comme le drapeau de liberté planté sur son petit domaine.

Moi aussi, artiste, qu’on me le pardonne, je rêve pour les enfants de la terre un sort moins précaire et moins pénible que celui de petit propriétaire, sans autre liberté que celle de harder jalousement la glèbe qu’il a conquise, et sans autre idéal que celui de voir pousser la haie dont il l’a enfermée. Derrière ses grandes bouchures d’épine et d’églantier, on dirait que le paysan de la Vallée-Noire cache le maigre trésor qu’il a pu acheter en 93, et qu’il a peur d’éveiller les désirs de son ancien seigneur, toujours prêt, dans l’imagination du paysan, à réclamer et à ressaisir les biens nationaux. Mais tel qu’il est là, couvant son arpent de blé, je le crois plus fier et plus heureux que le valet de ferme qui vieillira comme son cheval sous le harnais, et qui passera, par grande fortune, à l’état de piqueur, de valet de pied, ou tout au plus, s’il amasse beaucoup, à la profession de cabaretier dans un tourne-bride. La domesticité du fermier n’est pas franchement rustique, et la grande ferme plus saine, plus aérée, j’en conviens, que la chaumière moussue, a toute la tristesse, toute la laideur du phalanstère, sans en avoir la dignité et la liberté rêvées.

Il est bien vrai qu’en chassant l’homme de la terre, en le parquant dans les fermes ou dans les villages, le riche éloigne de ses blés les troupeaux errants, et de son jardin les poules maraudeuses. Aussi loin que sa vue peut s’étendre, et bien plus loin encore, tout est à lui, à lui seul. Un petit enclave impertinent vient-il à l’inquiéter ? Il s’en rend maître à tout prix. Il n’aura besoin ni de fossés, ni de clôtures. Si une vache foule indolemment sa prairie artificielle, cette vache est à lui ; si un poulain s’échappe à travers ses jeunes plantations, ce poulain sort de ses écuries. On grondera le palefrenier, et tout sera dit. Le garde-champêtre n’aura point à intervenir.

Mais qu’il est à plaindre dans sa sécurité, ce solitaire de la Brie ! Il n’a de voisins qu’à une lieue de chez lui, à la limite de son vaste territoire. Il n’entend pas chanter son laboureur : son laboureur ne chante pas : il n’est pas gai, lorsqu’il laboure cette terre dont il ne partagera pas les produits. Mais le propriétaire n’est pas moins grave ni moins ennuyé. Il ne s’entend jamais appeler par la fileuse qui l’attend sur le pas de sa porte, pour lui montrer un enfant malade, ou le consulter sur le mariage de sa fille aînée. Il ne verra pas les garçons jouer aux quilles entre sa cour et celle du voisin, et lui crier quand il passe à cheval : « Prenez donc le galop, Monsieur, que je lance ma boule. Je ne voudrais pas effrayer votre monture, mais je suis pressé de gagner la partie. » Il ne chassera pas poliment de son parterre les oies du voisin, qui vient se lamenter avec lui sur le dommage, et qui jette des pierres, en punition, à ses bêtes malapprises, en ayant grand soin toutefois de ne pas les toucher ! Il ne nourrira point le troupeau du paysan ; mais aussi il n’aura pas sous sa main le paysan toujours prêt à lui donner aide, secours et protection ; car le paysan est le meilleur des voisins. En même temps qu’il est pillard, tracassier, susceptible, indiscret, et despote, il est, dans les grandes occasions, tout zèle, tout cœur, et tout élan. Insupportable dans les petites choses, il vous exerce à la patience, il vous enseigne l’égalité qu’il ne comprend pas en principe, mais qu’il pratique en fait ; il vous force à l’hospitalité, à la tolérance, à l’obligeance, au dévouement ; toutes vertus que vous perdez dans la solitude, ou dans la fréquentation exclusive de ceux qui n’ont jamais besoin de rien. Lui, il a besoin de tout ; il le demande. Donnez-le-lui, ou il le prendra. Si vous lui faites la guerre, vous serez vaincu ; si vous cédez, il n’abusera point trop, et il vous le rendra en services d’une autre nature, mais indispensables. Cet échange, où vous auriez tant de frais à faire, vous paraît dur ? Il est plus dur de n’être pas aimé (lors même qu’on le mérite), faute d’être connu. Il est plus dur de ne pas se rendre utile, et de ne pas faire d’heureux dans la crainte de faire des ingrats. Il est plus dur d’avoir à payer que d’avoir à donner. Je vous en réponds, je vous en donne ma parole d’honneur. L’homme qui n’a pas quelque chose à souffrir de ses semblables souffrira bien davantage d’être privé de leur commerce et de leur sympathie. Si j’avais beaucoup de terres et point de voisins, je donnerais des terres aux mendiants, afin d’avoir leur voisinage, et afin de pouvoir causer de