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LÉLIA.

dans ces contemplations sinistres, dans ces images de cataclysme et de désolation universelle. Vous n’êtes pas un prophète nouveau, Lélia ; Jérémie est venu avant vous, et votre poésie dantesque n’a rien créé d’aussi lugubre que l’Apocalypse chantée dans les nuits délirantes d’un fou sublime aux rochers de Pathmos.

— Je le sais ; mais la voix de Jean le rêveur et le poëte fut entendue et recueillie ; elle épouvanta le monde ; elle rallia par la peur à la foi chrétienne un grand nombre d’intelligences médiocres que la sublimité des préceptes évangéliques n’avait pu toucher. Jésus avait ouvert le ciel aux spiritualistes ; Jean ouvrit l’enfer et en fit sortir la mort montée sur son cheval pâle, le despotisme au glaive sanglant, la guerre et la famine galopant sur un squelette de coursier, pour épouvanter le vulgaire qui subissait tranquillement les fléaux de l’esclave, et qui s’en effraya dès qu’il les vit personnifiés sous une forme païenne. Mais aujourd’hui les prophètes crient dans le désert, et nulle voix ne leur répond, car le monde est indifférent ; il est sourd, il se couche et se bouche les oreilles pour mourir en paix. En vain quelques groupes épars de sectaires impuissants essaient de rallumer une étincelle de vertu. Derniers débris de la puissance morale de l’homme, ils surnageront un instant sur l’abîme, et s’en iront rejoindre les autres débris au fond de cette mer sans rivage où le monde doit rentrer.

— Oh ! pourquoi désespérer ainsi, Lélia, de ces hommes sublimes qui aspirent à ramener la vertu dans notre âge de fer ? Si je doutais, comme vous, de leur succès, je ne voudrais pas le dire. Je craindrais de commettre un crime.

— J’admire ces hommes, répondit Lélia, et je voudrais être le dernier d’entre eux. Mais que pourront ces pâtres, qui portent une étoile au front, devant le grand monstre de l’Apocalypse, devant cette immense et terrible figure qui se dessine sur le premier plan de tous les tableaux du prophète ? Cette femme pâle et belle dans le vice, cette grande prostituée des nations, couverte des richesses de l’Orient et chevauchant une hydre qui vomit des fleuves de poison sur toutes les voies humaines, c’est la civilisation, c’est l’humanité dépravée par le luxe et la science, c’est le torrent de venin qui engloutira toute parole de vertu, tout espoir de régénération.

— Ô Lélia ! s’écria le poëte frappé de superstition, n’êtes-vous point ce fantôme malheureux et terrible ? Combien de fois cette frayeur s’est emparée de mes rêves ! Combien de fois vous m’êtes apparue comme un type de l’indicible souffrance où l’esprit de recherche a jeté l’homme ! Ne personnifiez-vous pas, avec votre beauté et votre tristesse, avec votre ennui et votre scepticisme, l’excès de douleur produit par l’abus de la pensée ! Cette puissance morale, si développée par l’exercice que lui ont donné l’art, la poésie et la science, ne l’avez-vous pas livrée et pour ainsi dire prostituée à toutes les impressions, à toutes les erreurs nouvelles ? Au lieu de vous attacher, fidèle et prudente, à la foi simple de vos pères et à l’instinctive insouciance que Dieu a mise dans l’homme pour son repos et pour sa conservation ; au lieu de vous renfermer dans une vie religieuse et sans faste, vous vous êtes abandonnée aux séductions d’une ambitieuse philosophie. Vous vous êtes jetée dans le torrent de la civilisation qui se levait pour détruire, et qui, pour avoir couru trop vite, a ruiné les fondations, à peine posées, de l’avenir. Et parce que vous avez reculé de quelques jours l’œuvre des siècles, vous croyez avoir brisé le sablier de l’éternité ! Il y a bien de l’orgueil dans cette douleur, ô Lélia ! Mais Dieu laissera passer ce flot de siècles orageux qui pour lui n’est qu’une goutte d’eau dans la mer. L’hydre dévorante mourra faute d’aliments, et de son cadavre, qui couvrira le monde, sortira une race nouvelle, plus forte et plus patiente que l’ancienne.

— Vous voyez loin, Sténio ! Vous personnifiez pour moi la nature, dont vous êtes l’enfant encore vierge. Vous n’avez pas encore émoussé vos facultés ; vous vous croyez immortel parce que vous vous sentez jeune, comme cette vallée inculte, qui fleurit belle et fière, sans songer qu’en un seul jour le soc de la charrue et le monstre à cent bras qu’on appelle Industrie peuvent flétrir son sein pour en ravir les trésors ; vous grandissez confiant et présomptueux, sans prévoir la vie qui s’avance et qui va vous engloutir sous le poids de ses erreurs, vous défigurer sous le fard de ses promesses. Attendez, attendez quelques années, et vous direz comme nous : Tout s’en va !

— Non, tout ne s’en va pas ! dit Sténio. Voyez donc ce soleil et cette terre, et ce beau ciel, et ces vertes collines, et cette glace même, fragile édifice des hivers, qui résiste depuis des siècles aux rayons de l’été. Ainsi prévaudra la frêle puissance de l’homme ! Et qu’importe la chute de quelques générations ? Pleurez-vous pour si peu de chose, Lélia ? Croyez-vous possible qu’une seule idée meure dans l’univers ? Cet héritage impérissable ne sera-t-il pas retrouvé intact dans la poussière de nos races éteintes, comme les inspirations de l’art et les découvertes de la science sortent chaque jour vivantes des cendres de Pompéia ou des sépulcres de Memphis ? Oh ! la grande et frappante preuve de l’immortalité intellectuelle ! De profonds mystères s’étaient perdus dans la nuit des temps, le monde avait oublié son âge, et, se croyant encore jeune, il s’effrayait de se sentir déjà si vieux. Il disait comme vous, Lélia : — Me voici près de finir, car je m’affaiblis, et il y a si peu de jours que je suis né ! Combien il m’en faudra peu pour mourir, puisque si peu a suffi à me faire vivre ! Mais des cadavres humains sont un jour exhumés du sein de l’Égypte ; l’Égypte, qui avait vécu son âge de civilisation, et qui vient de vivre son âge de barbarie ! l’Égypte, où se rallume l’ancienne lumière longtemps perdue, et qui, reposée et rajeunie, viendra bientôt peut-être s’asseoir sur le flambeau éteint de la nôtre ; l’Égypte, vivante image de ses momies qui dormaient dans la poussière des siècles et qui s’éveillent au grand jour de la science pour révéler au monde nouveau l’âge du monde ancien ! Dites, Lélia, ceci n’est-il pas solennel et terrible ? Au fond des entrailles desséchées d’un cadavre humain, le regard curieux de notre siècle découvre le papyrus, mystérieux et sacré monument de l’éternelle puissance de l’homme ; témoignage encore sombre, mais incontestable, de l’imposante durée de la création. Notre main avide déroule ces bandelettes embaumées, frêles et indissolubles linceuls devant lesquels la destruction s’est arrêtée, ces linceuls où l’homme était enseveli, ces manuscrits qui reposaient sous des côtes décharnées à la place de ce qui renferma une âme, c’est la pensée humaine énoncée par la science des chiffres et transmise par le secours d’un art perdu pour nous et retrouvé dans les sépultures de l’Orient, l’art de disputer la dépouille des morts aux outrages de la corruption qui est la plus grande puissance de l’univers. Ô Lélia ! niez donc la jeunesse du monde, en le voyant s’arrêter ignorant et naïf devant les leçons du passé, et commencer à vivre sur les ruines oubliées d’un monde inconnu.

Savoir, ce n’est pas pouvoir, répondit Lélia. Rapprendre, ce n’est pas avancer ; voir, ce n’est pas vivre. Qui nous rendra la puissance d’agir, et surtout l’art de jouir et de conserver ? Nous avons été trop loin à présent pour reculer. Ce qui fut le repos pour les civilisations éclipsées, sera la mort pour notre civilisation exténuée ; les nations rajeunies de l’Orient viendront s’enivrer au poison que nous avons répandu sur notre sol. Hardis buveurs, les hommes de la barbarie prolongeront peut-être de quelques heures l’orgie du luxe, dans la nuit des temps ; mais le venin que nous leur léguerons sera promptement mortel pour eux comme pour nous, et tout retombera dans les ténèbres !… Eh ! ne voyez-vous pas, Sténio, que le soleil se retire de nous ? La terre fatiguée dans sa marche ne dérive-t-elle pas sensiblement vers l’ombre et le chaos ? Votre sang est-il si ardent et si jeune, qu’il ne sente pas les atteintes du froid qui s’étend comme un manteau de deuil sur cette planète abandonnée au destin, le plus puissant de tous les dieux ? Oh ! le froid ! ce mal pénétrant qui enfonce des