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CONSUELO.

C’est dans une alternative analogue que s’écoulait la vie puissante et misérable de cet homme incompris, qu’une tendresse active, délicate, et intelligente, pouvait seule sauver de ses propres détresses. Cette tendresse s’était enfin manifestée dans son existence. Consuelo était vraiment l’âme candide qui semblait avoir été formée pour trouver le difficile accès de cette âme sombre et jusque là fermée à toute sympathie complète. Il y avait dans la sollicitude qu’un enthousiasme romanesque avait fait naître d’abord chez cette jeune fille, et dans l’amitié respectueuse que la reconnaissance lui inspirait depuis sa maladie, quelque chose de suave et de touchant que Dieu, sans doute, savait particulièrement propre à la guérison d’Albert. Il est fort probable que si Consuelo, oublieuse du passé, eût partagé l’ardeur de sa passion, des transports si nouveaux dans sa vie, et une joie si subite, l’eussent exalté de la manière la plus funeste. L’amitié discrète et chaste qu’elle lui portait devait avoir pour son salut des effets plus lents, mais plus sûrs. C’était un frein en même temps qu’un bienfait ; et s’il y avait une sorte d’ivresse dans le cœur renouvelé de ce jeune homme, il s’y mêlait une idée de devoir et de sacrifice qui donnait à sa pensée d’autres aliments, et à sa volonté un autre but que ceux qui l’avaient dévoré jusque là. Il éprouvait donc, à la fois, le bonheur d’être aimé comme il ne l’avait jamais été, la douleur de ne pas l’être avec l’emportement qu’il ressentait lui-même, et la crainte de perdre ce bonheur en ne paraissant pas s’en contenter. Ce triple effet de son amour remplit bientôt son âme, au point de n’y plus laisser de place pour les rêveries vers lesquelles son inaction, son isolement l’avaient forcé pendant si longtemps de se tourner. Il en fut délivré comme par la force d’un enchantement ; car il les oublia, et l’image de celle qu’il aimait tint ses maux à distance, et sembla s’être placée entre eux et lui, comme un bouclier céleste.

Le repos d’esprit et le calme de sentiment qui étaient si nécessaires au rétablissement de la jeune malade ne furent donc plus que bien légèrement et bien rarement troublés par les agitations secrètes de son médecin. Comme le héros fabuleux, Consuelo était descendue dans le Tartare pour en tirer son ami, et elle en avait rapporté l’épouvante et l’égarement. À son tour il s’efforça de la délivrer des sinistres hôtes qui l’avaient suivie, et il y parvint à force de soins délicats et de respect passionné. Ils recommençaient ensemble une vie nouvelle, appuyés l’un sur l’autre, n’osant guère regarder en arrière, et ne se sentant pas la force de se replonger par la pensée dans cet abîme qu’ils venaient de parcourir. L’avenir était un nouvel abîme, non moins mystérieux et terrible, qu’ils n’osaient pas interroger non plus. Mais le présent, comme un temps de grâce que le ciel leur accordait, se laissait doucement savourer.

L.

Il s’en fallait de beaucoup que les autres habitants du château fussent aussi tranquilles. Amélie était furieuse, et ne daignait plus rendre la moindre visite à la malade. Elle affectait de ne point adresser la parole à Albert, de ne jamais tourner les yeux vers lui, et de ne pas même répondre à son salut du matin et du soir. Ce qu’il y eut de plus affreux, c’est qu’Albert ne parut pas faire la moindre attention à son dépit.

La chanoinesse, voyant la passion bien évidente et pour ainsi dire déclarée de son neveu pour l’aventurière, n’avait plus un moment de repos. Elle se creusait l’esprit pour imaginer un moyen de faire cesser le danger et le scandale ; et, à cet effet, elle avait de longues conférences avec le chapelain. Mais celui-ci ne désirait pas très-vivement la fin d’un tel état de choses. Il avait été longtemps inutile et inaperçu dans les soucis de la famille. Son rôle reprenait une sorte d’importance depuis ces nouvelles agitations, et il pouvait enfin se livrer au plaisir d’espionner, de révéler, d’avertir, de prédire, de conseiller, en un mot de remuer à son gré les intérêts domestiques, en ayant l’air de ne toucher à rien, et en se mettant à couvert de l’indignation du jeune comte derrière les jupes de la vieille tante. À eux deux, ils trouvaient sans cesse de nouveaux sujets de crainte, de nouveaux motifs de précaution, et jamais aucun moyen de salut. Chaque jour, la bonne Wenceslawa abordait son neveu avec une explication décisive au bord des lèvres, et chaque jour un sourire moqueur ou un regard glacial faisait expirer la parole et avorter le projet. À chaque instant elle guettait l’occasion de se glisser auprès de Consuelo, pour lui adresser une réprimande adroite et ferme ; à chaque instant Albert, comme averti par un démon familier, venait se placer sur le seuil de la chambre, et du seul froncement de son sourcil, comme le Jupiter Olympien, il faisait tomber le courroux et glaçait le courage des divinités contraires à sa chère Ilion. La chanoinesse avait cependant entamé plusieurs fois la conversation avec la malade ; et comme les moments où elle pouvait la voir tête à tête étaient rares, elle avait mis le temps à profit en lui adressant des réflexions assez saugrenues, qu’elle croyait très-significatives. Mais Consuelo était si éloignée de l’ambition qu’on lui supposait, qu’elle n’y avait rien compris. Son étonnement, son air de candeur et de confiance, désarmaient tout de suite la bonne chanoinesse qui, de sa vie, n’avait pu résister à un accent de franchise ou à une caresse cordiale. Elle s’en allait, toute confuse, avouer sa défaite au chapelain, et le reste de la journée se passait à faire des résolutions pour le lendemain.

Cependant Albert, devinant fort bien ce manège, et voyant que Consuelo commençait à s’en étonner et à s’en inquiéter, prit le parti de le faire cesser. Il guetta un jour Wenceslawa au passage ; et pendant qu’elle croyait tromper sa surveillance en surprenant Consuelo seule de grand matin, il se montra tout à coup, au moment où elle mettait la main sur la clef pour entrer dans la chambre de la malade.

« Ma bonne tante, lui dit-il en s’emparant de cette main et en la portant à ses lèvres, j’ai à vous dire bien bas une chose qui vous intéresse. C’est que la vie et la santé de la personne qui repose ici près me sont plus précieuses que ma propre vie et que mon propre bonheur. Je sais fort bien que vofre confesseur vous fait un cas de conscience de contrarier mon dévouement pour elle, et de détruire l’effet de mes soins. Sans cela, votre noble cœur n’eût jamais conçu la pensée de compromettre par des paroles amères et des reproches injustes le rétablissement d’une malade à peine hors de danger. Mais puisque le fanatisme ou la petitesse d’un prêtre peuvent faire de tels prodiges que de transformer en cruauté aveugle la piété la plus sincère et la charité la plus pure, je m’opposerai de tout mon pouvoir au crime dont ma pauvre tante consent à se faire l’instrument. Je garderai ma malade la nuit et le jour, je ne la quitterai plus d’un instant ; et si malgré mon zèle on réussit à me l’enlever, je jure, par tout ce qu’il y a de plus redoutable à la croyance humaine, que je sortirai de la maison de mes pères pour n’y jamais rentrer. Je pense que quand vous aurez fait connaître ma détermination à M. le chapelain, il cessera de vous tourmenter et de combattre les généreux instincts de votre cœur maternel. »

La chanoinesse stupéfaite ne put répondre à ce discours qu’en fondant en larmes. Albert l’avait emmenée à l’extrémité de la galerie, afin que cette explication ne fût pas entendue de Consuelo. Elle se plaignit vivement du ton de révolte et de menace que son neveu prenait avec elle, et voulut profiter de l’occasion pour lui démontrer la folie de son attachement pour une personne d’aussi basse extraction que la Nina.

« Ma tante, lui répondit Albert en souriant, vous oubliez que si nous sommes issus du sang royal des Podiebrad, nos ancêtres les monarques ne l’ont été que par la grâce des paysans révoltés et des soldats aventuriers. Un Podiebrad ne doit donc jamais voir dans sa glorieuse origine qu’un motif de plus pour se rapprocher du faible et du pauvre, puisque c’est là que sa force et sa puissance