Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
124
CONSUELO.

nous a transmis plusieurs thèmes dans ses chorals, ni Claude le jeune, ni Arcadelt, ni George Rhaw, ni Benoît Ducis, ni Jean de Weiss. Cette curieuse exploration ne vous engagera-t-elle pas, chère Consuelo, à venir revoir ma grotte, dont je suis exilé depuis si longtemps, et visiter mon église, que vous ne connaissez pas encore non plus ? »

Cette proposition, tout en piquant la curiosité de la jeune artiste, fut écoutée en tremblant. Cette affreuse grotte lui rappelait des souvenirs qu’elle ne pouvait se retracer sans frissonner, et l’idée d’y retourner seule avec Albert, malgré toute la confiance qu’elle avait prise en lui, lui causa une émotion pénible dont il s’aperçut bien vite.

« Vous avez de la répugnance pour ce pèlerinage que vous m’aviez pourtant promis de renouveler ; n’en parlons plus, dit-il. Fidèle à mon serment, je ne le ferai pas sans vous.

— Vous me rappelez le mien, Albert, reprit-elle ; je le tiendrai dès que vous l’exigerez. Mais, mon cher docteur, vous devez songer que je n’ai pas encore la force nécessaire. Ne voudrez-vous donc pas auparavant me faire voir cette musique curieuse, et entendre cet admirable artiste qui joue du violon beaucoup mieux que je ne chante ?

— Je ne sais pas si vous raillez, chère sœur ; mais je sais bien que vous ne m’entendrez pas ailleurs que dans ma grotte. C’est là que j’ai essayé de faire parler selon mon cœur cet instrument dont j’ignorais le sens, après avoir eu pendant plusieurs années un professeur brillant et frivole, chèrement payé par mon père. C’est là que j’ai compris ce que c’est que la musique, et quelle sacrilège dérision une grande partie des hommes y a substituée. Quant à moi, j’avoue qu’il me serait impossible de tirer un son de mon violon, si je n’étais prosterné en esprit devant la Divinité. Même si je vous voyais froide à mes côtés, attentive seulement à la forme des morceaux que je joue, et curieuse d’examiner le plus ou moins de talent que je puis avoir, je jouerais si mal que je doute que vous pussiez m’écouter. Je n’ai jamais, depuis que je sais un peu m’en servir, touché cet instrument, consacré pour moi à la louange du Seigneur ou au cri de ma prière ardente, sans me sentir transporté dans le monde idéal, et sans obéir au souffle d’une sorte d’inspiration mystérieuse que je ne puis appeler à mon gré, et qui me quitte sans que j’aie aucun moyen de la soumettre et de la fixer. Demandez-moi la plus simple phrase quand je suis de sang-froid, et, malgré le désir que j’aurai de vous complaire, ma mémoire me trahira, mes doigts deviendront aussi incertains que ceux d’un enfant qui essaie ses premières notes.

— Je ne suis pas indigne, répondit Consuelo attentive et pénétrée, de comprendre votre manière d’envisager la musique. J’espère bien pouvoir m’associer à votre prière avec une âme assez recueillie et assez fervente pour que ma présence ne refroidisse pas votre inspiration. Ah ! pourquoi mon maître Porpora ne peut-il entendre ce que vous dites sur l’art sacré, mon cher Albert ! il serait à vos genoux. Et pourtant ce grand artiste lui-même ne pousse pas la rigidité aussi loin que vous, et il croit que le chanteur et le virtuose doivent puiser le souffle qui les anime dans la sympathie et l’admiration de l’auditoire qui les écoute.

— C’est peut-être que le Porpora, quoi qu’il en dise, confond en musique le sentiment religieux avec la pensée humaine ; c’est peut-être aussi qu’il entend la musique sacrée en catholique ; et si j’étais à son point de vue, je raisonnerais comme lui. Si j’étais en communion de foi et de sympathie avec un peuple professant un culte qui serait le mien, je chercherais, dans le contact de ces âmes animées du même sentiment religieux que moi, une inspiration que jusqu’ici j’ai été forcé de chercher dans la solitude, et que par conséquent j’ai imparfaitement rencontrée. Si j’ai jamais le bonheur d’unir, dans une prière selon mon cœur, ta voix divine, Consuelo, aux accents de mon violon, sans aucun doute je m’élèverai plus haut que je n’ai jamais fait, et ma prière sera plus digne de la Divinité. Mais n’oublie pas, chère enfant, que jusqu’ici mes croyances ont été abominables à tous les êtres qui m’environnent ; ceux qu’elles n’auraient pas scandalisés en auraient fait un sujet de moquerie. Voilà pourquoi j’ai caché, comme un secret entre Dieu, le pauvre Zdenko, et moi, le faible don que je possède. Mon père aime la musique, et voudrait que cet instrument, aussi sacré pour moi que les cistres des mystères d’Eleusis, servît à son amusement. Que deviendrais-je, grand Dieu ! s’il me fallait accompagner une cavatine à Amélie, et que deviendrait mon père si je lui jouais un de ces vieux airs hussitiques qui ont mené tant de Bohémiens aux mines ou au supplice, ou un cantique plus moderne de nos pères luthériens, dont il rougit de descendre ? Hélas ! Consuelo, je ne sais guère de choses plus nouvelles. Il en existe sans doute, et d’admirables. Ce que vous m’apprenez de Hændel et des autres grands maîtres dont vous êtes nourrie me paraît supérieur, à beaucoup d’égards, à ce que j’ai à vous enseigner à mon tour. Mais, pour connaître et apprendre cette musique, il eût fallu me mettre en relation avec un nouveau monde musical ; et c’est avec vous seule que je pourrai me résoudre à y entrer, pour y chercher les trésors longtemps ignorés ou dédaignés que vous allez verser sur moi à pleines mains.

— Et moi, dit Consuelo en souriant, je crois que je ne me chargerai point de cette éducation. Ce que j’ai entendu dans la grotte est si beau, si grand, si unique en son genre, que je craindrais de mettre du gravier dans une source de cristal et de diamant. Ô Albert ! je vois bien que vous en savez plus que moi-même en musique. Mais maintenant, ne me direz-vous rien de cette musique profane dont je suis forcée de faire profession ? Je crains de découvrir que, dans celle-là comme dans l’autre, j’ai été jusqu’à ce jour au-dessous de ma mission, en y portant la même ignorance ou la même légèreté.

— Bien loin de le croire, Consuelo, je regarde votre rôle comme sacré ; et comme votre profession est la plus sublime qu’une femme puisse embrasser, votre âme est la plus digne d’en remplir le sacerdoce.

— Attendez, attendez, cher comte, reprit Consuelo en souriant. De ce que je vous ai parlé souvent du couvent où j’ai appris la musique, et de l’église où j’ai chanté les louanges du Seigneur, vous en concluez que je m’étais destinée au service des autels, ou aux modestes enseignements du cloître. Mais si je vous apprenais que la Zingarella, fidèle à son origine, était vouée au hasard dès son enfance, et que toute son éducation a été un mélange de travaux religieux et profanes auxquels sa volonté portait une égale ardeur, insouciante d’aboutir au monastère ou au théâtre…

— Certain que Dieu a mis son sceau sur ton front, et qu’il t’a vouée à la sainteté dès le ventre de ta mère, je m’inquiéterais fort peu pour toi du hasard des choses humaines, et je garderais la conviction que tu dois être sainte sur le théâtre aussi bien que dans le cloître.

— Eh quoi ! l’austérité de vos pensées ne s’effraierait pas du contact d’une comédienne !

— À l’aurore des religions, reprit-il, le théâtre et le temple sont un même sanctuaire. Dans la pureté des idés premières, les cérémonies du culte sont le spectacle des peuples ; les arts prennent naissance au pied des autels ; la danse elle-même, cet art aujourd’hui consacré à des idées d’impure volupté, est la musique des sens dans les fêtes des dieux. La musique et la poésie sont les plus hautes expressions de la foi, et la femme douée de génie et de beauté est prêtresse, sibylle et initiatrice. À ces formes sévères et grandes du passé ont succédé d’absurdes et coupables distinctions : la religion romaine a proscrit la beauté de ses fêtes, et la femme de ses solennités ; au lieu de diriger et d’ennoblir l’amour, elle l’a banni et condamné. La beauté, la femme et l’amour, ne pouvaient perdre leur empire. Les hommes leur ont élevé d’autres temples qu’ils ont appelés théâtres et où nul autre dieu n’est venu présider. Est-ce votre faute, Consuelo, si ces gymnases sont devenus des antres de corruption ? La nature, qui poursuit ses prodiges sans s’inquiéter de l’accueil que recevront ses chefs-d’œuvre