Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/135

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
131
CONSUELO.

bait de quelques pieds, un objet peu propre à la rassurer. C’était une sorte de monument quadrangulaire, formé d’ossements et de crânes humains, artistement agencés comme on en voit dans les catacombes.

« N’en soyez point émue, lui dit Albert, qui la sentit tressaillir. Ces nobles restes sont ceux des martyrs de ma religion, et ils forment l’autel devant lequel j’aime à méditer et à prier.

— Quelle est donc votre religion, Albert ? dit Consuelo avec une naïveté mélancolique. Sont-ce là les ossements des Hussites ou des Catholiques ? Les uns et les autres ne furent-ils pas victimes d’une fureur impie, et martyrs d’une foi également vive ? Est-il vrai que vous ayez choisi la croyance hussite, préférablement à celle de vos parents, et que les réformes postérieures à celles de Jean Huss ne vous paraissent pas assez austères ni assez énergiques ? Parlez, Albert ; que dois-je croire de ce qu’on m’a dit de vous ?

— Si l’on vous a dit que je préférais la réforme des Hussites à celle des Luthériens, et le grand Procope au vindicatif Calvin, autant que je préfère les exploits des Taborites à ceux des soldats de Wallenstein, on vous a dit la vérité, Consuelo. Mais que vous importe ma croyance, à vous qui, par intuition, pressentez la vérité, et connaissez la Divinité mieux que moi ? À Dieu ne plaise que je vous aie attirée dans ce lieu pour surcharger votre âme pure et troubler votre paisible conscience des méditations et des tourments de ma rêverie ! Restez comme vous êtes, Consuelo ! Vous êtes née pieuse et sainte ; de plus, vous êtes née pauvre et obscure, et rien n’a tenté d’altérer en vous la droiture de la raison et la lumière de l’équité. Nous pouvons prier ensemble sans discuter, vous qui savez tout sans avoir rien appris, et moi qui sais fort peu après avoir beaucoup cherché. Dans quelque temple que vous ayez à élever la voix, la notion du vrai Dieu sera dans votre cœur, et le sentiment de la vraie foi embrasera votre âme. Ce n’est donc pas pour vous instruire, mais pour que la révélation passe de vous en moi, que j’ai désiré l’union de nos voix et de nos esprits devant cet autel, construit avec les ossements de mes pères.

— Je ne me trompais donc pas en pensant que ces nobles restes, comme vous les appelez, sont ceux des Hussites précipités par la fureur sanguinaire des guerres civiles dans la citerne du Schreckenstein, à l’époque de votre ancêtre Jean Ziska, qui en fit, dit-on, d’horribles représailles. On m’a raconté aussi qu’après avoir brûlé le village, il avait fait combler le puits. Il me semble que je vois, dans l’obscurité de cette voûte, au-dessus de ma tête, un cercle de pierres taillées qui annonce que nous sommes précisément au-dessous de l’endroit où plusieurs fois je suis venue m’asseoir, après m’être fatiguée à vous chercher en vain. Dites, comte Albert, est-ce en effet le lieu que vous avez, m’a-t-on dit, baptisé la Pierre d’Expiation ?

— Oui, c’est ici, répondit Albert, que des supplices et des violences atroces ont consacré l’asile de ma prière et le sanctuaire de ma douleur. Vous voyez d’énormes blocs suspendus au-dessus de nos têtes, et d’autres parsemés sur les bords de la source. La forte main des Taborites les y lança, par l’ordre de celui qu’on appelait le redoutable aveugle ; mais ils ne servirent qu’à repousser les eaux vers les lits souterrains qu’elles tendaient à se frayer. La construction du puits fut rompue ; et j’en ai fait disparaître les ruines sous les cyprès que j’y ai plantés ; il eût fallu pouvoir engloutir ici toute une montagne pour combler cette caverne. Les blocs qui s’entassèrent dans le col de la citerne y furent arrêtés par un escalier tournant, semblable à celui que vous avez eu le courage de descendre dans le puits de mon parterre, au château des Géants. Depuis, le travail d’affaissement de la montagne les a serrés et contenus chaque jour davantage. S’il s’en échappe parfois quelque parcelle, c’est seulement dans les fortes gelées des nuits d’hiver : vous n’avez donc rien à craindre maintenant de la chute de ces pierres.

— Ce n’est pas là ce qui me préoccupe, Albert, reprit Consuelo en reportant ses regards sur l’autel lugubre où il avait posé son stradivarius. Je me demande pourquoi vous rendez un culte exclusif à la mémoire et à la dépouille de ces victimes, comme s’il n’y avait pas eu des martyrs dans l’autre parti, et comme si les crimes des uns étaient plus pardonnables que ceux des autres. »

Consuelo parlait ainsi d’un ton sévère et en regardant Albert avec méfiance. Le souvenir de Zdenko lui revenait à l’esprit, et toutes ses questions avaient trait dans sa pensée à une sorte d’interrogatoire de haute justice criminelle qu’elle lui eût fait subir, si elle l’eût osé.

L’émotion douloureuse qui s’empara tout à coup du comte lui sembla être l’aveu d’un remords. Il passa ses mains sur son front, puis les pressa contre sa poitrine, comme s’il l’eût sentie se déchirer. Son visage changea d’une manière effrayante, et Consuelo craignit qu’il ne l’eût trop bien comprise.

« Vous ne savez pas le mal que vous me faites ! s’écriat-il enfin en s’appuyant sur l’ossuaire, et en courbant sa tête vers ces crânes desséchés qui semblaient le regarder du fond de leurs creuses orbites. Non, vous ne pouvez pas le savoir, Consuelo ! et vos froides réflexions réveillent en moi la mémoire des jours funestes que j’ai traversés. Vous ne savez pas que vous parlez à un homme qui a vécu des siècles de douleur, et qui, après avoir été dans la main de Dieu l’instrument aveugle de l’inflexible justice, a reçu sa récompense et subi son châtiment. J’ai tant souffert, tant pleuré, tant expié ma destinée farouche, tant réparé les horreurs où la fatalité m’avait entraîné, que je me flattais enfin de les pouvoir oublier. Oublier ! c’était le besoin qui dévorait ma poitrine ardente ! c’était ma prière et mon vœu de tous les instants ! c’était le signe de mon alliance avec les hommes et de ma réconciliation avec Dieu, que j’implorais ici depuis des années, prosterné sur ces cadavres ! Et lorsque je vous vis pour la première fois, Consuelo, je commençai à espérer. Et lorsque vous avez eu pitié de moi, j’ai commencé à croire que j’étais sauvé. Tenez, voyez cette couronne de fleurs flétries et déjà prêtes à tomber en poussière, dont j’ai entouré le crâne qui surmonte l’autel. Vous ne les reconnaissez pas ; mais moi, je les ai arrosées de bien des larmes amères et délicieuses : c’est vous qui les aviez cueillies, c’est vous qui les aviez remises pour moi au compagnon de ma misère, à l’hôte fidèle de ma sépulture. Eh bien, en les couvrant de pleurs et de baisers, je me demandais avec anxiété si vous pourriez jamais avoir une affection véritable et profonde pour un criminel tel que moi, pour un fanatique sans pitié, pour un tyran sans entrailles…

— Mais quels sont donc ces crimes que vous avez commis ? dit Consuelo avec force, partagée entre mille sentiments divers, et enhardie par le profond abattement d’Albert. Si vous avez une confession à faire, faites-la ici, faites-la maintenant, devant moi, afin que je sache si je puis vous absoudre et vous aimer.

— M’absoudre, oui ! vous le pouvez ; car celui que vous connaissez, Albert de Rudolstadt, a eu une vie aussi pure que celle d’un petit enfant. Mais celui que vous ne connaissez pas, Jean Ziska du Calice, a été entraîné par la colère du ciel dans une carrière d’iniquités ! »

Consuelo vit quelle imprudence elle avait commise en réveillant le feu qui couvait sous la cendre, et en ramenant par ses questions le triste Albert aux préoccupations de sa monomanie. Ce n’était plus le moment de les combattre par le raisonnement : elle s’efforça de le calmer par les moyens mêmes que sa démence lui indiquait.

« Il suffit, Albert, lui dit-elle. Si toute votre existence actuelle a été consacrée à la prière et au repentir, vous n’avez plus rien à expier, et Dieu pardonne à Jean Ziska.

— Dieu ne se révèle pas directement aux humbles créatures qui le servent, répondit le comte en secouant la tête. Il les abaisse ou les encourage en se servant des unes pour le salut ou pour le châtiment des autres. Nous sommes tous les interprètes de sa volonté, quand nous cherchons à réprimander ou à consoler nos semblables dans un esprit de charité. Vous n’avez pas le droit, jeune fille, de prononcer sur moi les paroles de l’abso-