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CONSUELO.

qu’un peu de pitié. Comment pourrais-tu être humiliée de me faire l’aumône de quelque bonheur ? Lequel de nous serait donc prosterné devant l’autre ? En quoi ma fortune te dégraderait-elle ? Ne pourrions-nous pas la jeter bien vite aux pauvres, si elle te pesait autant qu’à moi ? Crois-tu que je n’aie pas pris dès longtemps la ferme résolution de l’employer comme il convient à mes croyances et à mes goûts, c’est-à-dire de m’en débarrasser, quand la perte de mon père viendra ajouter la douleur de l’héritage à la douleur de la séparation ! Eh bien, as-tu peur d’être riche ? j’ai fait vœu de pauvreté. Crains-tu d’être illustrée par mon nom ? c’est un faux nom, et le véritable est un nom proscrit. Je ne le reprendrai pas, ce serait faire injure à la mémoire de mon père ; mais, dans l’obscurité où je me plongerai, nul n’en sera ébloui, je te jure, et tu ne pourras pas me le reprocher. Enfin, quant à l’opposition de mes parents… Oh ! s’il n’y avait que cet obstacle ! dis-moi donc qu’il n’y en a pas d’autre, et tu verras !

— C’est le plus grand de tous, le seul que tout mon dévouement, toute ma reconnaissance pour vous ne saurait lever.

— Tu mens, Consuelo ! Ose jurer que tu ne mens pas ! Ce n’est pas là le seul obstacle. »

Consuelo hésita. Elle n’avait jamais menti, et cependant elle eût voulu réparer le mal qu’elle avait fait à son ami, à celui qui lui avait sauvé la vie, et qui veillait sur elle depuis plusieurs mois avec la sollicitude d’une mère tendre et intelligente. Elle s’était flattée d’adoucir ses refus en invoquant des obstacles qu’elle jugeait, en effet, insurmontables. Mais les questions réitérées d’Albert la troublaient, et son propre cœur était un dédale où elle se perdait ; car elle ne pouvait pas dire avec certitude si elle aimait ou si elle haïssait cet homme étrange, vers lequel une sympathie mystérieuse et puissante l’avait poussée, tandis qu’une crainte invincible, et quelque chose qui ressemblait à l’aversion, la faisaient trembler à la seule idée d’un engagement.

Il lui sembla, en cet instant, qu’elle haïssait Anzoleto. Pouvait-il en être autrement, lorsqu’elle le comparait, avec son brutal égoïsme, son ambition abjecte, ses lâchetés, ses perfidies, à cet Albert si généreux, si humain, si pur, et si grand de toutes les vertus les plus sublimes et les plus romanesques ? Le seul nuage qui pût obscurcir la conclusion du parallèle, c’était cet attentat sur la vie de Zdenko, qu’elle ne pouvait se défendre de présumer. Mais ce soupçon n’était-il pas une maladie de son imagination, un cauchemar qu’un instant d’explication pouvait dissiper ? Elle résolut de l’essayer ; et, feignant d’être distraite et de n’avoir pas entendu la dernière question d’Albert :

« Mon Dieu ! dit-elle en s’arrêtant pour regarder un paysan qui passait à quelque distance, j’ai cru voir Zdenko. »

Albert tressaillit, laissa tomber le bras de Consuelo qu’il tenait sous le sien, et fit quelques pas en avant. Puis il s’arrêta, et revint vers elle en disant :

« Quelle erreur est la vôtre, Consuelo ! cet homme-ci n’a pas le moindre trait de… »

Il ne put se résoudre à prononcer le nom de Zdenko ; sa physionomie était bouleversée.

« Vous l’avez cru cependant vous-même un instant, dit Consuelo, qui l’examinait avec attention.

— J’ai la vue fort basse, et j’aurais dû me rappeler que cette rencontre était impossible.

— Impossible ! Zdenko est donc bien loin d’ici ?

— Assez loin pour que vous n’ayez plus rien à redouter de sa folie.

— Ne sauriez-vous me dire d’où lui était venue cette haine subite contre moi, après les témoignages de sympathie qu’il m’avait donnés ?

— Je vous l’ai dit, d’un rêve qu’il fit la veille de votre descente dans le souterrain. Il vous vit en songe me suivre à l’autel, où vous consentiez à me donner votre foi ; et là vous vous mîtes à chanter nos vieux hymnes bohémiens d’une voix éclatante qui fit trembler toute l’église. Et pendant que vous chantiez, il me voyait pâlir et m’enfoncer dans le pavé de l’église, jusqu’à ce que je me trouvasse enseveli et couché mort dans le sépulcre de mes aïeux. Alors il vous vit jeter à la hâte votre couronne de mariée, pousser du pied une dalle qui me couvrit à l’instant, et danser sur cette pierre funèbre en chantant des choses incompréhensibles dans une langue inconnue, et avec tous les signes de la joie la plus effrénée et la plus cruelle. Plein de fureur, il se jeta sur vous ; mais vous, vous étiez déjà envolée en fumée, et il s’éveilla baigné de sueur et transporté de colère. Il m’éveilla moi-même, car ses cris et ses imprécations faisaient retentir la voûte de sa cellule. J’eus beaucoup de peine à lui faire raconter son rêve, et j’en eus plus encore à l’empêcher d’y voir un sens réel de ma destinée future. Je ne pouvais le convaincre aisément ; car j’étais moi-même sous l’empire d’une exaltation d’esprit tout à fait maladive, et je n’avais jamais tenté jusqu’alors de le dissuader lorsque je le voyais ajouter foi à ses visions et à ses songes. Cependant j’eus lieu de croire, dans le jour qui suivit cette nuit agitée, qu’il ne s’en souvenait pas, ou qu’il n’y attachait aucune importance ; car il n’en dit plus un mot, et lorsque je le priai d’aller vous parler de moi, il ne fit aucune résistance ouverte. Il ne pensait pas que vous eussiez jamais la pensée ni la possibilité de venir me chercher où j’étais, et son délire ne se réveilla que lorsqu’il vous vit l’entreprendre. Toutefois il ne me montra sa haine contre vous qu’au moment où nous le rencontrâmes à notre retour par les galeries souterraines. C’est alors qu’il me dit laconiquement en bohémien que son intention et sa résolution étaient de me délivrer de vous (c’était son expression), et de vous détruire la première fois qu’il vous rencontrerait seule, parce que vous étiez le fléau de ma vie, et que vous aviez ma mort écrite dans les yeux. Pardonnez-moi de vous répéter les paroles de sa démence, et comprenez maintenant pourquoi j’ai dû l’éloigner de vous et de moi. N’en parlons pas davantage, je vous en supplie ; ce sujet de conversation m’est fort pénible. J’ai aimé Zdenko comme un autre moi-même. Sa folie s’était assimilée et identifiée à la mienne, au point que nous avions spontanément les mêmes pensées, les mêmes visions, et jusqu’aux mêmes souffrances physiques. Il était plus naïf, et partant plus poète que moi ; son humeur était plus égale, et les fantômes que je voyais affreux et menaçants, il les voyait doux et tristes à travers son organisation plus tendre et plus sereine que la mienne. La grande différence qui existait entre nous deux, c’était l’irrégularité de mes accès et la continuité de son enthousiasme. Tandis que j’étais tour à tour en proie au délire ou spectateur froid et consterné de ma misère, il vivait constamment dans une sorte de rêve où tous les objets extérieurs venaient prendre des formes symboliques ; et cette divagation était toujours si douce et si affectueuse, que dans mes moments lucides (les plus douloureux pour moi à coup sûr !) j’avais besoin de la démence paisible et ingénieuse de Zdenko pour me ranimer et me réconcilier avec la vie.

— Ô mon ami, dit Consuelo, vous devriez me haïr, et je me hais moi-même, pour vous avoir privé de cet ami si précieux et si dévoué. Mais son exil n’a-t-il pas duré assez longtemps ? À cette heure, il est guéri sans doute d’un accès passager de violence…

— Il en est guéri… probablement ! dit Albert avec un sourire étrange et plein d’amertume.

— Eh bien, reprit Consuelo qui cherchait à repousser l’idée de la mort de Zdenko, que ne le rappelez-vous ? Je le reverrais sans crainte, je vous assure ; et à nous deux, nous lui ferions oublier ses préventions contre moi.

— Ne parlez pas ainsi, Consuelo, dit Albert avec abattement ; ce retour est impossible désormais. J’ai sacrifié mon meilleur ami, celui qui était mon compagnon, mon serviteur, mon appui, ma mère prévoyante et laborieuse, mon enfant naïf, ignorant et soumis ; celui qui pourvoyait à tous mes besoins, à tous mes innocents et tristes plaisirs ; celui qui me défendait contre moi-même dans mes accès de désespoir, et qui employait la force et la ruse pour m’empêcher de quitter ma cellule, lorsqu’il