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CONSUELO.

régulièrement à six heures du matin. Elle déposa la lettre sur le coussin où il mettait son livre avant de s’agenouiller par terre. Puis, descendant jusqu’à la cour, sans éveiller personne, elle marcha droit aux écuries.

Le guide, qui n’était pas trop rassuré de se voir seul en pleine nuit dans un grand château où tout le monde dormait comme les pierres, eut d’abord peur de cette femme noire qui s’avançait sur lui comme un fantôme. Il recula jusqu’au fond de son écurie, n’osant ni crier ni l’interroger : c’est ce que voulait Consuelo. Dès qu’elle se vit hors de la portée des regards et de la voix (elle savait d’ailleurs que ni des fenêtres d’Albert ni de celles d’Anzoleto on n’avait vue sur cette cour), elle dit au guide :

« Je suis la sœur du jeune homme que tu as amené ici ce matin. Il m’enlève. C’est convenu avec lui depuis un instant, mets vite une selle de femme sur son cheval : il y en a ici plusieurs. Suis-moi à Tusta sans dire un seul mot, sans faire un seul pas qui puisse apprendre aux gens du château que je me sauve. Tu seras payé double. Tu as l’air étonné ? Allons, dépêche ! À peine serons-nous rendus à la ville, qu’il faudra que tu reviennes ici avec les mêmes chevaux pour chercher mon frère. »

Le guide secoua la tête.

« Tu seras payé triple. »

Le guide fit un signe de consentement.

« Et tu le ramèneras bride abattue à Tusg ta, où je vous attendrai. »

Le guide hocha encore la tête.

« Tu auras quatre fois autant à la dernière course qu’à la première. »

Le guide obéit. En un instant le cheval que devait monter Consuelo fut préparé en selle de femme.

« Ce n’est pas tout, dit Consuelo en sautant dessus avant même qu’il fût bridé entièrement ; donne-moi ton chapeau, et jette ton manteau par-dessus le mien. C’est pour un instant.

— J’entends, dit l’autre, c’est pour tromper le portier ; c’est facile ! Oh ! ce n’est pas la première fois que j’enlève une demoiselle ! Votre amoureux paiera bien, je pense, quoique vous soyez sa sœur, ajouta-t-il d’un air narquois.

— Tu seras bien payé par moi la première. Tais-toi. Es-tu prêt ?

— Je suis à cheval.

— Passe le premier, et fais baisser le pont. »

Ils le franchirent au pas, firent un détour pour ne point passer sous les murs du château, et au bout d’un quart d’heure gagnèrent la grande route sablée. Consuelo n’avait jamais monté à cheval de sa vie. Heureusement, celui-là, quoique vigoureux, était d’un bon caractère. Son maître l’animait en faisant claquer sa langue, et il prit un galop ferme et soutenu, qui, à travers bois et bruyères, conduisit l’amazone à son but au bout de deux heures.

Consuelo lui retint la bride et sauta à terre à l’entrée de la ville.

« Je ne veux pas qu’on me voie ici, dit-elle au guide en lui mettant dans la main le prix convenu pour elle et pour Anzoleto. Je vais traverser la ville à pied, et j’y prendrai chez des gens que je connais une voiture qui me conduira sur la route de Prague. J’irai vite, pour m’éloigner le plus possible, avant le jour, du pays où ma figure est connue ; au jour, je m’arrêterai, et j’attendrai mon frère.

— Mais en quel endroit ?

— Je ne puis le savoir. Mais dis-lui que ce sera à un relais de poste. Qu’il ne fasse pas de questions avant dix lieues d’ici. Alors il demandera partout madame Wolf ; c’est le premier nom venu ; ne l’oublie pas pourtant. Il n’y a qu’une route pour Prague ?

— Qu’une seule jusqu’à…

— C’est bon. Arrête-toi dans le faubourg pour faire rafraîchir tes chevaux. Tâche qu’on ne voie pas la selle de femme ; jette ton manteau dessus ; ne réponds à aucune question, et repars. Attends ! encore un mot : dis à mon frère de ne pas hésiter, de ne pas tarder, de s’esquiver sans être vu. Il y a danger de mort pour lui au château.

— Dieu soit avec vous, la jolie fille ! répondit le guide, qui avait eu le temps de rouler entre ses doigts l’argent qu’il venait de recevoir. Quand mes pauvres chevaux devraient en crever, je suis content de vous avoir rendu service. — Je suis pourtant fâché, se dit-il quand elle eut disparu dans l’obscurité, de ne pas avoir aperçu le bout de son nez ; je voudrais savoir si elle est assez jolie pour se faire enlever. Elle m’a fait peur d’abord avec son voile noir et son pas résolu ; aussi ils m’avaient fait tant de contes à l’office, que je ne savais plus où j’en étais. Sont-ils superstitieux et simples, ces gens-là, avec leurs revenants et leur homme noir du chêne de Schreckenstein ! Bah ! j’y suis passé plus de cent fois, et je ne l’ai jamais vu ! J’avais bien soin de baisser la tête, et de regarder du côté du ravin quand je passais au pied de la montagne. »

En faisant ces réflexions naïves, le guide, après avoir donné l’avoine à ses chevaux, et s’être administré à lui-même, dans un cabaret voisin, une large pinte d’hydromel pour se réveiller, reprit le chemin de Riesenburg, sans trop se presser, ainsi que Consuelo l’avait bien espéré et prévu tout en lui recommandant de faire diligence. Le brave garçon, à mesure qu’il s’éloignait d’elle, se perdait en conjectures sur l’aventure romanesque dont il venait d’être l’entremetteur. Peu à peu les vapeurs de la nuit, et peut-être aussi celles de la boisson fermentée, lui firent paraître cette aventure plus merveilleuse encore. « Il serait plaisant, pensait-il, que cette femme noire fût un homme, et cet homme le revenant du château, le fantôme noir du Schreckenstein ? On dit qu’il joue toutes sortes de mauvais tours aux voyageurs de nuit, et le vieux Hanz m’a juré l’avoir vu plus de dix fois dans son écurie lorsqu’il allait donner l’avoine aux chevaux du vieux baron Frédérik avant le jour. Diable ! ce ne serait pas si plaisant ! la rencontre et la société de ces êtres-là est toujours suivie de quelque malheur. Si mon pauvre grison a porté Satan cette nuit, il en mourra pour sûr. Il me semble qu’il jette déjà du feu par les naseaux ; pourvu qu’il ne prenne pas le mors aux dents ! Pardieu ! je suis curieux d’arriver au château, pour voir si, au lieu de l’argent que cette diablesse m’a donné, je ne vais pas trouver des feuilles sèches dans ma poche. Et si l’on venait me dire que la signora Porporina dort bien tranquillement dans son lit au lieu de courir sur la route de Prague, qui serait pris, du diable ou de moi ? Le fait est qu’elle galopait comme le vent, et qu’elle a disparu en me quittant, comme si elle se fût enfoncée sous terre. »

LXII.

Anzoleto n’avait pas manqué de se lever à minuit, de prendre son stylet, de se parfumer, et d’éteindre son flambeau. Mais au moment où il crut pouvoir ouvrir sa porte sans bruit (il avait déjà remarqué que la serrure était douce et fonctionnait très-discrètement), il fut fort étonné de ne pouvoir imprimer à la clef le plus léger mouvement. Il s’y brisa les doigts, et s’y épuisa de fatigue, au risque d’éveiller quelqu’un en secouant trop fortement la porte. Tout fut inutile. Son appartement n’avait pas d’autre issue ; la fenêtre donnait sur les jardins à une élévation de cinquante pieds, parfaitement nue et impossible à franchir ; la seule pensée en donnait le vertige.

« Ceci n’est pas l’ouvrage du hasard, se dit Anzoleto après avoir encore inutilement essayé d’ébranler sa porte. Que ce soit Consuelo (et ce serait bon signe ; sa peur me répondrait de sa faiblesse) ou que ce soit le comte Albert, tous deux me le paieront à la fois ! »

Il prit le parti de se rendormir. Le dépit l’en empêcha, et peut-être aussi un certain malaise voisin de la crainte. Si Albert était l’auteur de cette précaution, lui seul n’était pas dupe, dans la maison, de ses rapports fra-