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CONSUELO.

parce que ce corps de logis était séparé du nouveau par de bonnes portes et de solides verrous.

« Quoi ! disait-elle en élevant sa voix aigre dans l’escalier sonore, vous prétendez loger ces vagabonds porte à porte avec nous ! Et ne voyez-vous pas à leur mine, à leur tenue et à leur profession, que ce sont des bohémiens, des coureurs d’aventures, de méchants petits bandits qui se sauveront d’ici avant le jour en nous emportant notre vaisselle plate ! Qui sait s’ils ne nous assassineront pas !

— Nous assassiner ! ces enfants-là ! reprenait Joseph en riant : vous êtes folle, Brigide ; toute vieille et cassée que vous voilà, vous les mettriez encore en fuite, rien qu’en leur montrant les dents.

— Vieux et cassé vous-même, entendez-vous ! criait la vieille avec fureur. Je vous dis qu’ils ne coucheront pas ici, je ne le veux pas. Oui-da ! je ne fermerais pas l’œil de toute la nuit !

— Vous auriez grand tort ; je suis bien sûr que ces enfants n’ont pas plus envie que moi de troubler votre respectable sommeil. Allons, finissons ! monsieur le chanoine m’a ordonné de bien traiter ses hôtes, et je n’irai pas les fourrer dans cette masure pleine de rats et ouverte à tous les vents. Voudriez-vous les faire coucher sur le carreau ?

— Je leur y ai fait dresser par le jardinier deux bons lits de sangle ; croyez-vous que ces va-nu-pieds soient habitués à des lits de duvet ?

— Ils en auront pourtant cette nuit, parce que monsieur le veut ainsi ; je ne connais que les ordres de monsieur, dame Brigide ! Laissez-moi faire mon devoir, et songez que le vôtre comme le mien est d’obéir et non de commander.

— Bien parlé, Joseph ! dit le chanoine qui, de la porte entr’ouverte de l’antichambre, avait écouté en riant toute la dispute. Allez me préparer mes pantoufles, Brigide, et ne nous rompez plus la tête. Au revoir, mes petits amis ! Suivez Joseph, et dormez bien. Vive la musique, vive la belle journée de demain. »

Après que nos voyageurs eurent pris possession de leurs jolies cellules, ils entendirent encore longtemps gronder au loin la gouvernante, comme la bise d’hiver sifflant dans les corridors. Quand le mouvement qui annonçait le coucher solennel du chanoine eut cessé entièrement, dame Brigide vint sur la pointe du pied à la porte de ses jeunes hôtes, et donna lestement un tour de clef à chaque serrure pour les enfermer. Joseph, plongé dans le meilleur lit qu’il eût rencontré de sa vie, dormait déjà profondément, et Consuelo en fit autant de son côté, après avoir ri de bon cœur en elle-même des terreurs de Brigide. Elle qui avait tremblé presque toutes les nuits durant son voyage, elle faisait trembler à son tour. Elle eût pu s’appliquer la fable du lièvre et des grenouilles ; mais il me serait impossible de vous affirmer que Consuelo connût les fables de La Fontaine. Leur mérite était contesté à cette époque par les plus beaux esprits de l’univers : Voltaire s’en moquait, et le grand Frédéric, pour singer son philosophe, les méprisait profondément.

LXXVIII.

Au jour naissant, Consuelo, voyant le soleil briller, et se sentant invitée à la promenade par les joyeux gazouillements de mille oiseaux qui faisaient déjà chère lie dans le jardin, essaya de sortir de sa chambre ; mais la consigne n’était pas encore levée, et dame Brigide tenait toujours ses prisonniers sous clef. Consuelo pensa que c’était peut-être une idée ingénieuse du chanoine, qui, voulant assurer les jouissances musicales de sa journée, avait jugé bon de s’assurer avant tout de la personne des musiciens. La jeune fille, rendue hardie et agile par ses habits d’homme, examina la fenêtre, vit l’escalade facilitée par une grande vigne soutenue d’un solide treillis qui garnissait tout le mur ; et, descendant avec lenteur et précaution, pour ne point endommager les beaux raisins du prieuré, elle atteignit le sol, et s’enfonça dans le jardin, riant en elle-même de la surprise et du désappointement de Brigide, lorsqu’elle verrait ses précautions déjouées.

Consuelo revit sous un autre aspect les superbes fleurs et les fruits somptueux qu’elle avait admirés au clair de la lune. L’haleine du matin et la coloration oblique du soleil rose et riant donnaient une poésie nouvelle à ces belles productions de la terre. Une robe de satin velouté enveloppait les fruits, la rosée se suspendait en perles de cristal à toutes les branches, et les gazons glacés d’argent exhalaient cette légère vapeur qui semble le souffle aspirateur de la terre s’efforçant de rejoindre le ciel et de s’unir à lui dans une subtile effusion d’amour. Mais rien n’égalait la fraîcheur et la beauté des fleurs encore toutes chargées de l’humidité de la nuit, à cette heure mystérieuse de l’aube où elles s’entr’ouvrent comme pour découvrir des trésors de pureté et répandre des recherches de parfums que le plus matinal et le plus pur des rayons du soleil est seul digne d’entrevoir et de posséder un instant. Le parterre du chanoine était un lieu de délices pour un amateur d’horticulture. Aux yeux de Consuelo il était trop symétrique et trop soigné. Mais les cinquante espèces de roses, les rares et charmants hibiscus, les sauges purpurines, les géraniums variés à l’infini, les daturas embaumés, profondes coupes d’opales imprégnées de l’ambroisie des dieux ; les élégantes asclépiades, poisons subtils où l’insecte trouve la mort dans la volupté ; les splendides cactées, étalant leurs éclatantes rosaces sur des tiges rugueuses bizarrement agencées ; mille plantes curieuses et superbes que Consuelo n’avait jamais vues, et dont elle ne savait ni les noms ni la patrie, occupèrent son attention pendant longtemps.

En examinant leurs diverses attitudes et l’expression du sentiment que chacune de leurs physionomies semblait traduire, elle cherchait dans son esprit le rapport de la musique avec les fleurs, et voulait se rendre compte de l’association de ces deux instincts dans l’organisation de son hôte. Il y avait longtemps que l’harmonie des sons lui avait semblé répondre d’une certaine manière à l’harmonie des couleurs ; mais l’harmonie de ces harmonies, il lui sembla que c’était le parfum. En cet instant, plongée dans une vague et douce rêverie, elle s’imaginait entendre une voix sortir de chacune de ces corolles charmantes, et lui raconter les mystères de la poésie dans une langue jusqu’alors inconnue pour elle. La rose lui disait ses ardentes amours, le lis sa chasteté céleste ; le magnolia superbe l’entretenait des pures jouissances d’une sainte fierté ; et la mignonne hépathique lui racontait tout bas les délices de la vie simple et cachée. Certaines fleurs avaient de fortes voix qui disaient d’un accent large et puissant : « Je suis belle et je règne. » D’autres qui murmuraient avec des sons à peine saisissables, mais d’une douceur infinie et d’un charme pénétrant : « Je suis petite et je suis aimée, » disaient-elles ; et toutes ensemble se balançaient en mesure au vent du matin, unissant leurs voix dans un chœur aérien qui se perdait peu à peu dans les herbes émues, et sous les feuillages avides d’en recueillir le sens mystérieux.

Tout à coup, au milieu de ces harmonies idéales et de cette contemplation délicieuse, Consuelo entendit des cris aigus, horribles et bien douloureusement humains, partir de derrière les massifs d’arbres qui lui cachaient le mur d’enceinte. À ces cris, qui se perdirent dans le silence de la campagne, succéda le roulement d’une voiture, puis la voiture parut s’arrêter, et on frappa à grands coups sur la grille de fer qui fermait le jardin de ce côté-là. Mais, soit que tout le monde fût encore endormi dans la maison, soit que personne ne voulût répondre, on frappa vainement à plusieurs reprises, et les cris perçants d’une voix de femme, entrecoupés par les jurements énergiques d’une voix d’homme qui appelait au secours, frappèrent les murs du prieuré et n’éveillèrent pas plus d’échos sur ces pierres insensibles que dans le cœur de ceux qui les habitaient. Toutes les fenêtres de cette façade étaient si bien calfeutrées pour protéger le sommeil du chanoine, qu’aucun bruit extérieur ne