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CONSUELO.

se passait en lui, se persuada mille choses autres que la vérité.

« J’étais donc destiné par la nature à avoir beaucoup d’enfants et à les aimer avec passion, se demandait-il avec une honnête simplicité, puisque la seule pensée d’en adopter un aujourd’hui me jette dans une pareille agitation ? C’est pourtant la première fois de ma vie que ce sentiment-là se révèle à mon cœur, et voilà que dans un seul jour l’admiration m’attache à l’un, la sympathie à l’autre, la pitié à un troisième ! Bertoni, Beppo, Angiolina ! me voilà en famille tout d’un coup, moi qui plaignais les embarras des parents, et qui remerciais Dieu d’être obligé par état au repos de la solitude ! Est-ce la quantité et l’excellence de la musique que j’ai entendue aujourd’hui qui me donne une exaltation d’idées si nouvelle ?… C’est plutôt ce délicieux café à la vénitienne dont j’ai pris deux tasses au lieu d’une, par pure gourmandise !… J’ai eu la tête si bien montée tout le jour, que je n’ai presque pas pensé à mon volkameria, desséché pourtant par la faute de Pierre !

« Il mio cor si divide… »

Allons, voilà encore cette maudite phrase qui me revient ! La peste soit de ma mémoire !… Que ferai-je pour dormir ?… Quatre heures du matin, c’est inouï !… J’en ferai une maladie ! »

Une idée lumineuse vint enfin au secours du bon chanoine ; il se leva, prit son écritoire, et résolut de travailler à ce fameux livre entrepris depuis si longtemps, et non encore commencé. Il lui fallait consulter le Dictionnaire du droit canonique pour se remettre dans son sujet ; il n’en eut pas lu deux pages que ses idées s’embrouillèrent, ses yeux s’appesantirent, le livre coula doucement de l’édredon sur le tapis, la bougie s’éteignit à un soupir de béatitude somnolente exhalé de la robuste poitrine du saint homme, et il dormit enfin du sommeil du juste jusqu’à dix heures du matin.

Hélas ! que son réveil fut amer, lorsque, d’une main engourdie et nonchalante, il ouvrit le billet suivant, déposé par André sur son guéridon, avec sa tasse de chocolat !

« Nous partons, monsieur et révérend chanoine ; un devoir impérieux nous appelait à Vienne, et nous avons craint de ne pouvoir résister à vos généreuses instances. Nous nous sauvons comme des ingrats : mais nous ne le sommes point, et jamais nous ne perdrons le souvenir de votre hospitalité envers nous, et de votre charité sublime pour l’enfant abandonné. Nous viendrons vous en remercier. Avant huit jours, vous nous reverrez ; veuillez différer jusque-là le baptême d’Angèle, et compter sur le dévouement respectueux et tendre de vos humbles protégés.

« Bertoni, Beppo. »

Le chanoine pâlit, soupira et agita sa sonnette.

« Ils sont partis ? dit-il à André.

— Avant le jour, monsieur le chanoine.

— Et qu’ont-ils dit en partant ? ont-ils déjeuné, au moins ? ont-ils désigné le jour où ils reviendraient ?

— Personnes ne les a vus partir, monsieur le chanoine. Ils se sont en allés comme ils sont venus, par dessus les murs. En m’éveillant j’ai trouvé leurs chambres désertes ; le billet que vous tenez était sur leur table, et toutes les portes de la maison et de l’enclos fermées comme je les avais laissées hier soir. Ils n’ont pas emporté une épingle, ils n’ont pas touché à un fruit, les pauvres enfants !…

— Je le crois bien ! » s’écria le chanoine, et ses yeux se remplirent de larmes.

Pour chasser sa mélancolie, André essaya de lui faire faire le menu de son dîner.

« Donne-moi ce que tu voudras, André ! » répondit le chanoine d’une voix déchirante, et il retomba en gémissant sur son oreiller.

Le soir de ce jour-là, Consuelo et Joseph entrèrent dans Vienne à la faveur des ombres. Le brave perruquier Keller fut mis dans la confidence, les reçut à bras ouverts, et hébergea de son mieux la noble voyageuse. Consuelo fit mille amitiés à la fiancée de Joseph, tout en s’affligeant en secret de ne la trouver ni gracieuse ni belle. Le lendemain matin, Keller tressa les cheveux flottants de Consuelo ; sa fille l’aida à reprendre les vêtements de son sexe, et lui servit de guide jusqu’à la maison qu’habitait le Porpora.

LXXXII.

À la joie que Consuelo éprouva de serrer dans ses bras son maître et son bienfaiteur, succéda un pénible sentiment qu’elle eut peine à renfermer. Un an ne s’était pas écoulé depuis qu’elle avait quitté le Porpora, et cette année d’incertitudes, d’ennuis et de chagrins avait imprimé au front soucieux du maestro les traces profondes de la souffrance et de la vieillesse. Il avait pris cet embonpoint maladif où l’inaction et la langueur de l’âme font tomber les organisations affaissées. Son regard avait le feu qui l’animait encore naguère, et une certaine coloration bouffie de ses traits trahissait de funestes efforts tentés pour chercher dans le vin l’oubli de ses maux ou le retour de l’inspiration refroidie par l’âge et le découragement. L’infortuné compositeur s’était flatté de retrouver à Vienne quelques nouvelles chances de succès et de fortune. Il y avait été reçu avec une froide estime, et il trouvait ses rivaux, plus heureux, en possession de la faveur impériale et de l’engouement du public. Métastase avait écrit des drames et des oratorio pour Caldera, pour Predieri, pour Fuchs, pour Reüter et pour Hasse ; Métastase, le poète de la cour (poeta cesareo), l’écrivain à la mode, le nouvel Albane, le favori des muses et des dames, le charmant, le précieux, l’harmonieux, le coulant, le divin Métastase, en un mot, celui de tous les cuisiniers dramatiques dont les mets avaient le goût le plus agréable et la digestion la plus facile, n’avait rien écrit pour Porpora, et n’avait voulu lui rien promettre. Le maestro avait peut-être encore des idées ; il avait au moins sa science, son admirable entente des voix, ses bonnes traditions napolitaines, son goût sévère, son large style, et ses fiers et mâles récitatifs dont la beauté grandiose n’a jamais été égalée. Mais il n’avait pas de public, et il demandait en vain un poème. Il n’était ni flatteur ni intrigant ; sa rude franchise lui faisait des ennemis, et sa mauvaise humeur rebutait tout le monde.

Il porta ce sentiment jusque dans l’accueil affectueux et paternel qu’il fit à Consuelo.

« Et pourquoi as-tu quitté si tôt la Bohême ? lui dit-il après l’avoir embrassée avec émotion. Que viens-tu faire ici, malheureuse enfant ? Il n’y a point ici d’oreilles pour t’écouter, ni de cœurs pour te comprendre ; il n’y a point ici de place pour toi, ma fille. Ton vieux maître est tombé dans le mépris public, et, si tu veux réussir, tu feras bien d’imiter les autres en feignant de ne pas le connaître, ou de le mépriser, comme font tous ceux qui lui doivent leur talent, leur fortune et leur gloire.

— Hélas ! vous doutez donc aussi de moi ? lui dit Consuelo, dont les yeux se remplirent de larmes. Vous voulez renier mon affection et mon dévouement, et faire tomber sur moi le soupçon et le dédain que les autres ont mis dans votre âme ! Ô mon maître ! vous verrez que je ne mérite pas cet outrage. Vous le verrez ! voilà tout ce que je puis vous dire. »

Le Porpora fronça le sourcil, tourna le dos, fit quelques pas dans sa chambre, revint vers Consuelo, et voyant qu’elle pleurait, mais ne trouvant rien de doux et de tendre à lui dire, il lui prit son mouchoir des mains et le lui passa sur les yeux avec une rudesse paternelle, en lui disant :

« Allons, allons ! »

Consuelo vit qu’il était pâle et qu’il étouffait de gros soupirs dans sa large poitrine ; mais il contint son émotion, et tirant une chaise à côté d’elle :

« Allons, reprit-il, raconte-moi ton séjour en Bohême,