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CONSUELO.

ce dernier étant pour ces sortes d’affaires secrètes le factotum de plus d’une belle dame, il vous fera compter de l’argent d’ici à une heure ; mais je ne veux rien pour moi, entendez-vous, Consuelo ! Vous-même, dont l’équipage a fait toute la route sur mon épaule, vous avez grand besoin de toilette, et vous serez forcée de paraître demain, ce soir peut-être, avec une robe un peu moins fripée que celle-ci.

— Nous réglerons nos comptes plus tard, et comme je l’entendrai, Beppo. N’ayant pas refusé tes services, j’ai le droit d’exiger que tu ne refuses pas les miens. Allons ! cours chez Keller. »

Au bout d’une heure, en effet, Haydn revint avec Keller et mille cinq cents florins ; Consuelo lui ayant expliqué ses intentions, Keller ressortit et ramena bientôt un tailleur de ses amis, habile et expéditif, qui, ayant pris la mesure de l’habit du Porpora et des autres pièces de son habillement, s’engagea à rapporter dans peu de jours deux autres habillements complets, une bonne robe de chambre ouatée, et même du linge et d’autres objets nécessaires à la toilette, qu’il se chargea de commander à des ouvrières recommandables.

« Maintenant, dit Consuelo à Keller quand le tailleur fut parti, il me faut le plus grand secret sur tout ceci. Mon maître est aussi fier qu’il est pauvre, et certainement il jetterait mes pauvres dons par la fenêtre s’il soupçonnait seulement qu’ils viennent de moi.

— Comment ferez-vous donc, signora, observa Joseph, pour lui faire endosser ses habits neufs et abandonner les vieux sans qu’il s’en aperçoive ?

— Oh ! je le connais, et je vous réponds qu’il ne s’en apercevra pas. Je sais comment il faut s’y prendre !

— Et maintenant, signora, reprit Joseph, qui, hors du tête-à-tête, avait le bon goût de parler très-cérémonieusement à son amie, pour ne pas donner une fausse opinion de la nature de leur amitié, ne penserez-vous pas aussi à vous-même ? Vous n’avez presque rien apporté avec vous de la Bohême, et vos habits, d’ailleurs, ne sont pas à la mode de ce pays-ci.

— J’allais oublier cette importante affaire ! Il faut que le bon monsieur Keller soit mon conseil et mon guide.

— Oui-da ! reprit Keller, je m’y entends, et si je ne vous fais pas confectionner une toilette du meilleur goût, dites que je suis un ignorant et un présomptueux.

— Je m’en remets à vous, bon Keller ; seulement je vous avertis, en général, que j’ai l’humeur simple, et que les choses voyantes, les couleurs tranchées, ne conviennent ni à ma pâleur habituelle ni à mes goûts tranquilles.

— Vous me faites injure, signora, en présumant que j’aie besoin de cet avis. Ne sais-je pas, par état, les couleurs qu’il faut assortir aux physionomies, et ne vois-je pas dans la vôtre l’expression de votre naturel ? Soyez tranquille, vous serez contente de moi, et bientôt vous pourrez paraître à la cour, si bon vous semble, sans cesser d’être modeste et simple comme vous voilà. Orner la personne, et non point la changer, tel est l’art du coiffeur et celui du costumier.

— Encore un mot à l’oreille, cher monsieur Keller, dit Consuelo en éloignant le perruquier de Joseph. Vous allez aussi faire habiller de neuf maître Haydn des pieds à la tête, et, avec le reste de l’argent, vous offrirez de ma part à votre fille une belle robe de soie pour le jour de ses noces avec lui. J’espère qu’elles ne tarderont pas ; car si j’ai du succès ici, je pourrai être utile à notre ami et l’aider à se faire connaître. Il a du talent, beaucoup de talent, soyez-en certain.

— En a-t-il réellement, signora ? Je suis heureux de ce que vous me dites ; je m’en étais toujours douté. Que dis-je ? j’en étais certain dès le premier jour où je l’ai remarqué, tout petit enfant de chœur, à la maîtrise.

— C’est un noble garçon, reprit Consuelo, et vous serez récompensé par sa reconnaissance et sa loyauté de ce que vous avez fait pour lui ; car vous aussi, Keller, je le sais, vous êtes un digne homme et un noble cœur… Maintenant, dites-nous, ajouta-t-elle en se rapprochant de Joseph avec Keller, si vous avez fait déjà ce dont nous étions convenus à l’égard des protecteurs de Joseph. L’idée était venue de vous : l’avez-vous mise à exécution ?

— Si je l’ai fait, signora ! répondit Keller. Dire et faire sont tout un pour votre serviteur. En allant accommoder mes pratiques ce matin, j’ai averti d’abord monseigneur l’ambassadeur de Venise (je n’ai pas l’honneur de le coiffer en personne, mais je frise monsieur son secrétaire), ensuite M. l’abbé de Métastase, dont je fais la barbe tous les matins, et mademoiselle Marianne Martinez, sa pupille, dont la tête est également dans mes mains. Elle demeure, ainsi que lui, dans ma maison… c’est-à-dire que je demeure dans leur maison : n’importe ! Enfin j’ai pénétré chez deux ou trois autres personnes qui connaissent également la figure de Joseph, et qu’il est exposé à rencontrer chez maître Porpora. Celles dont je n’avais pas la pratique, je les abordais sous un prétexte quelconque : « J’ai ouï dire que madame la baronne faisait chercher chez mes confrères de la véritable graisse d’ours pour les cheveux, et je m’empresse de lui en apporter que je garantis. Je l’offre gratis comme échantillon aux personnes du grand monde, et ne leur demande que leur clientèle pour cette fourniture si elles en sont satisfaites. » Ou bien : « Voici un livre d’église qui a été trouvé à Saint-Étienne, dimanche dernier ; et comme je coiffe la cathédrale (c’est-à-dire la maîtrise de la cathédrale), j’ai été chargé de demander à Votre Excellence si ce livre ne lui appartient pas. » C’était un vieux bouquin de cuir doré et armorié, que j’avais pris dans le banc de quelque chanoine pour le présenter, sachant bien que personne ne le réclamerait. Enfin, quand j’avais réussi à me faire écouter un instant sous un prétexte ou sous un autre, je me mettais à babiller avec l’aisance et l’esprit que l’on tolère chez les gens de ma profession. Je disais, par exemple : « J’ai beaucoup entendu parler de Votre Seigneurie à un habile musicien de mes amis, Joseph Haydn : c’est ce qui m’a donné l’assurance de me présenter dans la respectable maison de Votre Seigneurie. — Comment, me disait-on, le petit Joseph ? Un charmant talent, un jeune homme qui promet beaucoup. — Ah ! vraiment, répondais-je alors tout content de venir au fait, Votre Seigneurie doit s’amuser de ce qui lui arrive de singulier et d’avantageux dans ce moment-ci. — Que lui arrive-t-il donc ? Je l’ignore absolument. — Eh ! il n’y a rien de plus comique et de plus intéressant à la fois. Il s’est fait valet de chambre. — Comment, lui, valet ? Fi, quelle dégradation ! quel malheur pour un pareil talent ! Il est donc bien misérable ? Je veux le secourir. — Il ne s’agit pas de cela, Seigneurie, répondais-je ; c’est l’amour de l’art qui lui a fait prendre cette singulière résolution. Il voulait à toute force avoir des leçons de l’illustre maître Porpora… — Ah ! oui, je sais cela, et le Porpora refusait de l’entendre et de l’admettre. C’est un homme de génie bien quinteux et bien morose. — C’est un grand homme, un grand cœur, répondais-je conformément aux intentions de la signora Consuelo, qui ne veut pas que son maître soit raillé et blâmé dans tout ceci. Soyez sûr, ajoutais-je, qu’il reconnaîtra bientôt la grande capacité du petit Haydn, et qu’il lui donnera tous ses soins : mais, pour ne pas irriter sa mélancolie, et pour s’introduire auprès de lui sans l’effaroucher, Joseph n’a rien trouvé de plus ingénieux que d’entrer à son service comme valet, et de feindre la plus complète ignorance en musique. — L’idée est touchante, charmante, me répondait-on tout attendri ; c’est l’héroïsme d’un véritable artiste ; mais il faut qu’il se dépêche d’obtenir les bonnes grâces du Porpora avant qu’il soit reconnu et signalé à ce dernier comme un artiste déjà remarquable ; car le jeune Haydn est déjà aimé et protégé de quelques personnes, lesquelles fréquentent précisément ce Porpora. — Ces personnes, disais-je alors d’un air insinuant, sont trop généreuses, trop grandes, pour ne pas garder à Joseph son petit secret tant qu’il sera nécessaire, et pour ne pas feindre un peu avec le Porpora afin de lui conserver sa confiance. — Oh ! s’écriait-on alors, ce ne sera certainement pas moi qui trahirai le bon, l’habile musicien Joseph ! vous pouvez lui en donner ma parole, et défense sera faite à mes gens de laisser échapper un mot imprudent aux oreilles du