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CONSUELO.

— Angèle se porte bien et vient à merveille, répondit le chanoine. Ma jardinière en prend le plus grand soin, et je la vois à tout instant qui la promène dans mon parterre. Elle poussera au milieu des fleurs, comme une fleur de plus sous mes yeux, et quand le temps d’en faire une âme chrétienne sera venu, je ne lui épargnerai pas la culture. Reposez-vous sur moi de ce soin, mes enfants. Ce que j’ai promis à la face du ciel, je l’observerai religieusement. Il paraît que madame sa mère ne me disputera pas ce soin ; car, bien qu’elle soit à Vienne, elle n’a pas envoyé une seule fois demander des nouvelles de sa fille.

— Elle a pu le faire indirectement, et sans que vous l’ayez su, répondit Consuelo ; je ne puis croire qu’une mère soit indifférente à ce point. Mais la Corilla brigue un engagement au théâtre de la cour. Elle sait que Sa Majesté est fort sévère, et n’accorde point sa protection aux personnes tarées. Elle a intérêt à cacher ses fautes, du moins jusqu’à ce que son engagement soit signé. Gardons-lui donc le secret.

— Et elle vous fait concurrence cependant ! s’écria Joseph ; et on dit qu’elle l’emportera par ses intrigues ; quelle vous diffame déjà dans la ville ; qu’elle vous a présentée comme la maîtresse du comte Zustiniani. On a parlé de cela à l’ambassade, Keller me l’a dit… On en était indigné ; mais on craignait qu’elle ne persuadât M. de Kaunitz, qui écoute volontiers ces sortes d’histoires, et qui ne tarit pas en éloges sur la beauté de Corilla…

— Ellee a dit de pareilles choses ! » dit Consuelo en rougissant d’indignation ; puis elle ajouta avec calme : « Cela devait être, j’aurais dû m’y attendre.

— Mais il n’y a qu’un mot à dire pour déjouer toutes ses calomnies, reprit Joseph ; et ce mot je le dirai, moi ! Je dirai que…

— Tu ne diras rien, Beppo, ce serait une lâcheté et une barbarie. Vous ne le direz pas non plus, monsieur le chanoine, et si j’avais envie de le dire, vous m’en empêcheriez, n’est-il pas vrai ?

— Âme vraiment évangélique ! s’écria le chanoine. Mais songez que ce secret n’en peut pas être un bien longtemps. Il suffit de quelques valets et de quelques paysans qui ont constaté et qui peuvent ébruiter le fait, pour qu’on sache avant quinze jours que la chaste Corilla est accouchée ici d’un enfant sans père, qu’elle a abandonné par-dessus le marché.

— Avant quinze jours, la Corilla ou moi sera engagée. Je ne voudrais pas l’emporter sur elle par un acte de vengeance. Jusque-là, Beppo, silence, ou je te retire mon estime et mon amitié. Et maintenant, adieu, monsieur le chanoine. Dites-moi que vous me pardonnez, tendez-moi encore une main paternelle, et je me retire, avant que vos gens aient vu ma figure sous cet habit.

— Mes gens diront ce qu’ils voudront, et mon bénéfice ira au diable, si le ciel veut qu’il en soit ainsi ! Je viens de recueillir un héritage qui me donne le courage de braver les foudres de l’ordinaire. Ainsi, mes enfants, ne me prenez pas pour un saint ; je suis las d’obéir et de me contraindre ; je veux vivre honnêtement et sans terreurs imbéciles. Depuis que je n’ai plus le spectre de Brigide à mes côtés, et depuis surtout que je me vois à la tête d’une fortune indépendante, je me sens brave comme un lion. Or donc, venez déjeuner avec moi ; nous baptiserons Angèle après, et puis nous ferons de la musique jusqu’au dîner. »

Il les entraîna au prieuré.

« Allons, André, Joseph ! cria-t-il à ses valets en entrant ; venez voir le signor Bertoni métamorphosé en dame. Vous ne vous seriez pas attendus à cela ? ni moi non plus ! Eh bien, dépêchez-vous de partager ma surprise, et mettez-nous vite le couvert. »

Le repas fut exquis, et nos jeunes gens virent que si de graves modifications s’étaient faites dans l’esprit du chanoine, ce n’était pas sur l’habitude de la bonne chère qu’elles avaient opéré. On porta ensuite l’enfant dans la chapelle du prieuré. Le chanoine quitta sa douillette, endossa une soutane et un surplis, et fit la cérémonie. Consuelo et Joseph firent l’office de parrain et de marraine, et le nom d’Angèle fut confirmé à la petite fille. Le reste de l’après-midi fut consacré à la musique, et les adieux vinrent ensuite. Le chanoine se lamenta de ne pouvoir retenir ses amis à dîner ; mais il céda à leurs raisons, et se consola à l’idée de les revoir à Vienne, où il devait bientôt se rendre pour passer une partie de l’hiver. Tandis qu’on attelait leur voiture, il les conduisit dans la serre pour leur faire admirer plusieurs plantes nouvelles dont il avait enrichi sa collection. Le jour baissait, mais le chanoine, qui avait l’odorat fort exercé, n’eut pas plus tôt fait quelques pas sous les châssis de son palais transparent qu’il s’écria :

« Je démêle ici un parfum extraordinaire ! Le glaïeul-vanille aurait-il fleuri ? Mais non ; ce n’est pas là l’odeur de mon glaïeul. Le strelitzia est inodore… les cyclamens ont un arôme moins pur et moins pénétrant. Qu’est-ce donc qui se passe ici ? Si mon volkameria n’était point mort, hélas ! je croirais que c’est lui que je respire ! Pauvre plante ! je n’y veux plus penser. »

Mais tout à coup le chanoine fit un cri de surprise et d’admiration en voyant s’élever devant lui, dans une caisse, le plus magnifique volkameria qu’il eût vu de sa vie, tout couvert de ses grappes de petites roses blanches doublées de rose, dont le suave parfum remplissait la serre et dominait toutes les vulgaires senteurs éparses à l’entour.

« Est-ce un prodige ? D’où me vient cet avant-goût du paradis, cette fleur du jardin de Béatrix ? s’écria-t-il dans un ravissement poétique.

— Nous l’avons apporté dans notre voiture avec tous les soins imaginables, répondit Consuelo ; permettez-nous de vous l’offrir en réparation d’une affreuse imprécation sortie de ma bouche un certain jour, et dont je me repentirai toute ma vie.

— Oh ! ma chère fille ! quel don, et avec quelle délicatesse il est offert ! dit le chanoine attendri. Ô cher volkameria ! tu auras un nom particulier comme j’ai coutume d’en donner aux individus les plus splendides de ma collection ; tu t’appelleras Bertoni, afin de consacrer le souvenir d’un être qui n’est plus et que j’ai aimé avec des entrailles de père.

— Mon bon père, dit Consuelo en lui serrant la main, vous devez vous habituer à aimer vos filles autant que vos fils. Angèle n’est point un garçon…

— Et la Porporina est ma fille aussi ! dit le chanoine ; oui, ma fille, oui, oui, ma fille ! » répéta-t-il en regardant alternativement Consuelo et le volkameria-Bertoni avec des yeux remplis de larmes.

À six heures, Joseph et Consuelo étaient rentrés au logis. La voiture les avait laissés à l’entrée du faubourg, et rien ne trahit leur innocente escapade. Le Porpora s’étonna seulement que Consuelo n’eût pas meilleur appétit après une promenade dans les belles prairies qui entourent la capitale de l’empire. Le déjeuner du chanoine avait peut-être rendu Consuelo un peu friande ce jour-là. Mais le grand air et le mouvement lui procurèrent un excellent sommeil, et le lendemain elle se sentit en voix et en courage plus qu’elle ne l’avait encore été à Vienne.

LXXXIX.

Dans l’incertitude de sa destinée, Consuelo, croyant trouver peut-être une excuse ou un motif à celle de son cœur, se décida enfin à écrire au comte Christian de Rudolstadt, pour lui faire part de sa position vis-à-vis du Porpora, des efforts que ce dernier tentait pour la faire rentrer au théâtre, et de l’espérance qu’elle nourrissait encore de les voir échouer. Elle lui parla sincèrement, lui exposa tout ce qu’elle devait de reconnaissance, de dévouement et de soumission à son vieux maître, et, lui confiant les craintes qu’elle éprouvait à l’égard d’Albert, elle le priait instamment de lui dicter la lettre qu’elle devait écrire à ce dernier pour le maintenir dans un état de confiance et de calme. Elle terminait en disant : « J’ai demandé du temps à Vos Seigneuries pour m’interroger