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CONSUELO.

que Porpora avait une médiocre admiration pour son génie dramatique, et qu’il avait censuré plus d’une fois avec rudesse (à tort ou à raison) son caractère craintif, son égoïsme et sa fausse sensibilité. La réserve glaciale de Consuelo, le peu d’intérêt qu’elle semblait prendre à sa maladie, ne lui parurent point ce qu’ils étaient en effet, le malaise d’une respectueuse pitié. Il y vit presque une insulte, et s’il n’eût été esclave de la politesse et du savoir-faire, il eût refusé net de l’entendre chanter ; il y consentit pourtant après quelques minauderies, alléguant l’excitation de ses nerfs et la crainte qu’il avait d’être ému. Il avait entendu Consuelo chanter son oratorio de Judith ; mais il fallait qu’il prit une idée d’elle dans le genre scénique, et Porpora insistait beaucoup.

« Mais que faire, et comment chanter, lui dit tout bas Consuelo, s’il faut craindre de l’émouvoir ?

— Il faut l’émouvoir, au contraire, répondit de même le maestro. Il aime beaucoup à être arraché à sa torpeur, parce que, quand il est bien agité, il se sent en veine d’écrire. »

Consuelo chanta un air d’Achille in Sciro, la meilleure œuvre dramatique de Métastase, qui avait été mise en musique par Caldara, en 1736, et représentée aux fêtes du mariage de Marie-Thérèse. Métastase fut aussi frappé de sa voix et de sa méthode qu’il l’avait été à la première audition ; mais il était résolu à se renfermer dans le même silence froid et gêné qu’elle avait gardé durant le récit de sa maladie. Il n’y réussit point ; car il était artiste en dépit de tout, le digne homme, et quand un noble interprète fait vibrer dans l’âme du poëte les accents de sa muse et le souvenir de ses triomphes, il n’est guère de rancune qui tienne.

L’abbé Métastase essaya de se défendre contre ce charme tout-puissant. Il toussa beaucoup, s’agita sur son fauteuil comme un homme distrait par la souffrance, et puis, tout à coup reporté à des souvenirs plus émouvants encore que ceux de sa gloire, il cacha son visage dans son mouchoir et se mit à sangloter. Le Porpora, caché derrière son fauteuil, faisait signe à Consuelo de ne pas le ménager, et se frottait les mains d’un air malicieux.

Ces larmes, qui coulaient abondantes et sincères, réconcilièrent tout à coup la jeune fille avec le pusillanime abbé. Aussitôt qu’elle eut fini son air, elle s’approcha pour lui baiser la main et pour lui dire cette fois avec une effusion convaincante :

« Hélas ! Monsieur, que je serais fière et heureuse de vous avoir ému ainsi, s’il ne m’en coûtait un remords ! La crainte de vous avoir fait du mal empoisonne ma joie !

— Ah ! ma chère enfant, s’écria l’abbé tout à fait gagné, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir le bien et le mal que vous m’avez fait. Jamais jusqu’ici je n’avais entendu une voix de femme qui me rappelât celle de ma chère Marianna ! et vous me l’avez tellement rappelée, ainsi que sa manière et son expression, que j’ai cru l’entendre elle-même. Ah ! vous m’avez brisé le cœur ! »

Et il recommença à sangloter.

« Sa Seigneurie parle d’une personne bien illustre, et que tu dois te proposer constamment pour modèle, dit le Porpora à son élève, la célèbre et incomparable Marianna Bulgarini.

— La Romanina ? s’écria Consuelo ; ah ! je l’ai entendue dans mon enfance à Venise ; c’est mon premier grand souvenir, et je ne l’oublierai jamais.

— Je vois bien que vous l’avez entendue, et qu’elle vous a laissé une impression ineffaçable, reprit le Métastase. Ah ! jeune fille, imitez-la en tout, dans son jeu comme dans son chant, dans sa bonté comme dans sa grandeur, dans sa puissance comme dans son dévouement ! Ah ! qu’elle était belle lorsqu’elle représentait la divine Vénus, dans le premier opéra que je fis à Rome ! C’elle à elle que je dus mon premier triomphe.

— Et c’est à Votre Seigneurie qu’elle a dû ses plus beaux succès, dit le Porpora.

— Il est vrai que nous avons contribué à la fortune l’un de l’autre. Mais rien n’a pu m’acquitter assez envers elle. Jamais tant d’affection, jamais tant d’héroique persévérance et de soins délicats n’ont habité l’âme d’une mortelle. Ange de ma vie, je te pleurerai éternellement, et je n’aspire qu’à te rejoindre ! »

Ici l’abbé pleura encore. Consuelo était fort émue, Porpora affecta de l’être ; mais, en dépit de lui-même, sa physionomie restait ironique et dédaigneuse. Consuelo le remarqua et se promit de lui reprocher cette méfiance ou cette dureté. Quant à Métastase, il ne vit que l’effet qu’il souhaitait produire, l’attendrissement et l’admiration de la bonne Consuelo. Il était de la véritable espèce des poëtes : c’est-à-dire qu’il pleurait plus volontiers devant les autres que dans le secret de sa chambre, et qu’il ne sentait jamais si bien ses affections et ses douleurs que quand il les racontait avec éloquence. Entraîné par l’occasion, il fit à Consuelo le récit de cette partie de sa jeunesse où la Romanina a joué un si grand rôle ; les services que cette généreuse amie lui rendit, le soin filial qu’elle prit de ses vieux parents, le sacrifice maternel qu’elle accomplit en se séparant de lui pour l’envoyer faire fortune à Vienne ; et quand il en fut à la scène des adieux, quand il eut dit, dans les termes les plus choisis et les plus tendres, de quelle manière sa chère Marianna, le cœur déchiré et la poitrine gonflée de sanglots, l’avait exhorté à l’abandonner pour ne songer qu’à lui-même, il s’écria :

« Oh ! que si elle eût deviné l’avenir qui m’attendait loin d’elle, que si elle eût prévu les douleurs, les combats, les terreurs, les angoisses, les revers et jusqu’à l’affreuse maladie qui devaient être mon partage ici, elle se fût bien épargné ainsi qu’à moi une si affreuse immolation ! Hélas ! j’étais loin de croire que nous nous faisions d’éternels adieux, et que nous ne devions jamais nous rencontrer sur la terre !

— Comment ! vous ne vous êtes point revus ? dit Consuelo dont les yeux étaient baignés de larmes, car la parole du Métastase avait un charme extraordinaire : elle n’est point venue à Vienne ?

— Elle n’y est jamais venue ! répondit l’abbé d’un air accablé.

— Après tant de dévouement, elle n’a pas eu le courage de venir ici vous retrouver ? reprit Consuelo, à qui le Porpora faisait en vain des yeux terribles. »

Le Métastase ne répondit rien : il paraissait absorbé dans ses pensées.

« Mais elle pourrait y venir encore ? poursuivit Consuelo avec candeur, et elle y viendra certainement. Cet heureux événement vous rendra la santé. »

L’abbé pâlit et fit un geste de terreur. Le maestro toussa de toute sa force, et Consuelo, se rappelant tout à coup que la Romanina était morte depuis plus de dix ans, s’aperçut de l’énorme maladresse qu’elle commettait en rappelant l’idée de la mort à cet ami, qui n’aspirait, selon lui, qu’à rejoindre sa bien-aimée dans la tombe. Elle se mordit les lèvres, et se retira bientôt avec son maître, lequel n’emportait de cette visite que de vagues promesses et force civilités, comme à l’ordinaire.

« Qu’as-tu fait, tête de linotte ? dit-il à Consuelo dès qu’ils furent dehors.

— Une grande sottise, je le vois bien. J’ai oublié que la Romanina ne vivait plus ; mais croyez-vous bien, maître, que cet homme si aimant et si désolé soit attaché à la vie autant qu’il vous plaît de le dire ? Je m’imagine, au contraire, que le regret d’avoir perdu son amie est la seule cause de son mal, et que si quelque terreur superstitieuse lui fait redouter l’heure suprême, il n’en est pas moins horriblement et sincèrement las de vivre.

— Enfant ! dit le Porpora, on n’est jamais las de vivre quand on est riche, honoré, adulé et bien portant ; et quand on n’a jamais eu d’autres soucis et d’autres passions que celle-là, on ment et on joue la comédie quand on maudit l’existence.

— Ne dites pas qu’il n’a jamais eu d’autres passions. Il a aimé la Marianna, et je m’explique pourquoi il a donné ce nom chéri à sa filleule et à sa nièce Marianna Martiez… »

Consuelo avait failli dire l’élève de Joseph ; mais elle s’arrêta brusquement.

« Achève, dit le Porpora, sa filleule, sa nièce ou sa fille.