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CONSUELO.

Consuelo se rappela l’aventure du chalet et la rencontre de ces farouches personnages qu’elle avait pris, ainsi que Joseph, pour des contrebandiers. D’autres émotions, qu’elle n’avait ni partagées ni devinées, gravaient dans la mémoire de Joseph toutes les circonstances de cette nuit orageuse.

« Eh bien, lui dit-il, ces prétendus contrebandiers qui ne s’aperçurent pas de notre présence à côté d’eux et qui sortirent du chalet avant le jour, portant des sacs et de lourds paquets, c’étaient des pandoures : c’étaient les armes, les figures, les moustaches et les manteaux que je viens de voir passer, et la Providence nous avait soustraits, à notre insu, à la plus funeste rencontre que nous pussions faire en voyage.

— Sans aucun doute, dit le chanoine, à qui tous les détails de ce voyage avaient été souvent racontés par Joseph ; ces honnêtes gens s’étaient licenciés de leur propre gré, comme c’est leur coutume quand ils ont les poches pleines, et ils gagnaient la frontière pour revenir dans leur pays par un long circuit, plutôt que de passer avec leur butin sur les terres de l’Empire, où ils craignent toujours d’avoir à rendre des comptes. Mais soyez sûrs qu’ils n’y seront pas arrivés sans encombre. Ils se volent et s’assassinent les uns les autres tout le long du chemin, et c’est le plus fort qui regagne ses forêts et ses cavernes, chargé de la part de ses compagnons.

L’heure de la représentation vint distraire Consuelo du sombre souvenir des pandoures de Trenck, et elle se rendit au théâtre. Elle n’y avait point de loge pour s’habiller ; jusque-là madame Tesi lui avait prêté la sienne. Mais, cette fois, madame Tesi fort courroucée de ses succès, et déjà son ennemie jurée, avait emporté la clef, et la prima donna de la soirée se trouva fort embarrassée de savoir où se réfugier. Ces petites perfidies sont usitées au théâtre. Elles irritent et inquiètent la rivale dont on veut paralyser les moyens. Elle perd du temps à demander une loge, elle craint de n’en point trouver. L’heure s’avance ; ses camarades lui disent en passant : « Eh quoi ! pas encore habillée ? on va commencer. » Enfin, après bien des demandes et bien des pas, à force de colère et de menaces, elle réussit à se faire ouvrir une loge où elle ne trouve rien de ce qui lui est nécessaire. Pour peu que les tailleuses soient gagnées, le costume n’est pas prêt ou va mal. Les habilleuses sont aux ordres de toute autre que la victime dévouée à ce petit supplice. La cloche sonne, l’avertisseur (le buttafuori) crie de sa voix glapissante dans les corridors : Signore e signori, si va cominciar ! mots terribles que la débutante n’entend pas sans un froid mortel ; elle n’est pas prête ; elle se hâte, elle brise ses lacets, elle déchire ses manches, elle met son manteau de travers, et son diadème va tomber au premier pas qu’elle fera sur la scène. Palpitante, indignée, nerveuse, les yeux pleins de larmes, il faut paraître avec un sourire céleste sur le visage ; il faut déployer une voix pure, fraîche et sûre d’elle-même, lorsque la gorge est serrée et le cœur prêt à se briser…. Oh ! toutes ces couronnes de fleurs qui pleuvent sur la scène au moment du triomphe ont, en dessous, des milliers d’épines.

Heureusement pour Consuelo, elle rencontra la Corilla, qui lui dit en lui prenant la main :

« Viens dans ma loge ; la Tesi s’est flattée de te jouer le même tour qu’elle me jouait dans les commencements. Mais je viendrai à ton secours, ne fût-ce que pour la faire enrager ! c’est à charge de revanche, au moins ! Au train dont tu y vas, Porporina, je risque bien de te voir passer avant moi, partout où j’aurai le malheur de te rencontrer. Tu oublieras sans doute alors la manière dont je me conduis ici avec toi : tu ne te rappelleras que le mal que je t’ai fait.

— Le mal que vous m’avez fait, Corilla ? dit Consuelo en entrant dans la loge de sa rivale et en commençant sa toilette derrière un paravent, tandis que les habilleuses allemandes partageaient leurs soins entre les deux cantatrices, qui pouvaient s’entretenir en vénitien sans être entendues. Vraiment je ne sais quel mal vous m’avez fait ; je ne m’en souviens plus.

— La preuve que tu me gardes rancune, c’est que tu me dis vous, comme si tu étais une duchesse et comme si tu me méprisais.

— Eh bien, je ne me souviens pas que tu m’aies fait du mal, reprit Consuelo surmontant la répugnance qu’elle éprouvait à traiter familièrement une femme à qui elle ressemblait si peu.

— Est-ce vrai ce que tu dis là ? repartit l’autre. As-tu oublié à ce point le pauvre Zoto ?

— J’étais libre et maîtresse de l’oublier, je l’ai fait, » reprit Consuelo en attachant son cothurne de reine avec ce courage et cette liberté d’esprit que donne l’entrain du métier à certains moments : et elle fit une brillante roulade pour ne pas oublier de se tenir en voix.

La Corilla riposta par une autre roulade pour faire de même, puis elle s’interrompit pour dire à sa soubrette :

« Et par le sang du diable, Mademoiselle, vous me serrez trop. Croyez-vous habiller une poupée de Nuremberg ? Ces Allemandes, reprit-elle en dialecte, elles ne savent pas ce que c’est que des épaules. Elles nous rendraient carrées comme leurs douairières, si on se laissait faire. Porporina, ne te laisse pas empaqueter jusqu’aux oreilles comme la dernière fois : c’était absurde.

— Ah ! pour cela, ma chère, c’est la consigne impériale. Ces dames le savent, et je ne tiens pas à me révolter pour si peu de chose.

— Peu de chose ! nos épaules, peu de chose.

— Je ne dis pas cela pour toi, qui as les plus belles formes de l’univers ; mais moi…

— Hypocrite ! dit Corilla en soupirant ; tu as dix ans de moins que moi, et mes épaules ne se soutiendront bientôt plus que par leur réputation.

— C’est toi qui es hypocrite, » reprit Consuelo, horriblement ennuyée de ce genre de conversation ; et pour l’interrompre, elle se mit, tout en se coiffant, à faire des gammes et des traits.

« Tais-toi, lui dit tout à coup Corilla, qui l’écoutait malgré elle ; tu m’enfonces mille poignards dans le gosier… Ah ! je te céderais de bon cœur tous mes amants, je serais bien sûre d’en trouver d’autres ; mais ta voix et ta méthode, jamais je ne pourrai te les disputer. Tais-toi, car j’ai envie de t’étrangler. »

Consuelo, qui vit bien que la Corilla ne plaisantait qu’à demi, et que ces flatteries railleuses cachaient une souffrance réelle, se le tint pour dit ; mais au bout d’un instant, celle-ci reprit :

« Comment fais-tu ce trait-là ?

— Veux-tu le faire ? je te le cède, répondit Consuelo en riant, avec sa bonhomie admirable. Tiens, je vais te l’apprendre. Mets-le dès ce soir dans quelque endroit de ton rôle. Moi, j’en trouverai un autre.

— C’en sera un autre encore plus fort. Je n’y gagnerai rien.

— Eh bien, je ne le ferai pas du tout. Aussi bien le Porpora ne se soucie pas de ces choses-là, et ce sera un reproche de moins qu’il me fera ce soir. Tiens, voilà mon trait. »

Et tirant de sa poche une ligne de musique écrite sur un petit bout de papier plié, elle le passa par-dessus le paravent à Corilla, qui se mit à l’étudier aussitôt. Consuelo l’aida, le lui chanta plusieurs fois et finit par le lui apprendre. Les toilettes allaient toujours leur train.

Mais avant que Consuelo eût passé sa robe, la Corilla écarta impétueusement le paravent et vint l’embrasser pour la remercier du sacrifice de son trait. Ce n’était pas un mouvement de reconnaissance bien sincère qui la poussait à cette démonstration. Il s’y mêlait un perfide désir de voir la taille de sa rivale en corset, afin de pouvoir trahir le secret de quelque imperfection. Mais Consuelo n’avait pas de corset. Sa ceinture, déliée comme un roseau, et ses formes chastes et nobles, n’empruntaient pas les secours de l’art. Elle pénétra l’intention de Corilla et sourit.

« Tu peux examiner ma personne et pénétrer mon cœur, pensa-t-elle, tu n’y trouveras rien de faux.

— Zingarella, lui dit la Corilla en reprenant malgré elle