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CONSUELO.

c’est le regret à un idéal que je m’étais fait de l’amour et de sa puissance, comme Albert s’était fait un idéal de ma vie de théâtre. Il a reconnu maintenant que je ne pouvais me conserver digne de lui (du moins dans l’opinion des hommes) en suivant ce chemin-là. Et moi je suis forcée de reconnaître que l’amour n’est pas assez fort pour vaincre tous les obstacles et abjurer tous les préjugés.

— Sois équitable, Consuelo, et ne demande pas plus que tu n’as pu accorder. Tu n’aimais pas assez pour renoncer à ton art sans hésitation et sans déchirement : ne trouve pas mauvais que le comte Albert n’ait pas pu rompre avec le monde sans épouvante et sans consternation.

— Mais, quelle que fût ma secrète douleur (je puis bien l’avouer maintenant), j’étais résolue à lui sacrifier tout ; et lui, au contraire…

— Songe que la passion était en lui, non en toi. Il demandait avec ardeur ; tu consentais avec effort, il voyait bien que tu allais t’immoler ; il a senti, non-seulement qu’il avait le droit de te débarrasser d’un amour que tu n’avais pas provoqué, et dont ton âme ne reconnaissait pas la nécessité, mais encore qu’il était obligé par sa conscience à le faire. »

Cette raisonnable conclusion convainquit Consuelo de la sagesse et de la générosité d’Albert. Elle craignait, en s’abandonnant à la douleur, de céder aux suggestions de l’orgueil blessé, et, en acceptant l’hypothèse de Joseph, elle se soumit et se calma ; mais, par une bizarrerie bien connue du cœur humain, elle ne se vit pas plus tôt libre de suivre son goût pour le théâtre, sans distraction et sans remords, qu’elle se sentit effrayée de son isolement au milieu de toute cette corruption, et consternée de l’avenir de fatigues et de luttes qui s’ouvrait devant elle. La scène est une arène brûlante ; quand on y est, on s’y exalte, et toutes les émotions de la vie paraissent froides et pâles en comparaison ; mais quand on s’en éloigne brisé de lassitude, on s’effraie d’avoir subi cette épreuve du feu, et le désir qui vous y ramène est traversé par l’épouvante. Je m’imagine que l’acrobate est le type de cette vie pénible, ardente et périlleuse. Il doit éprouver un plaisir nerveux et terrible sur ces cordes et ces échelles où il accomplit des prodiges au dessus des forces humaines ; mais lorsqu’il en est descendu vainqueur, il doit se sentir défaillir à l’idée d’y remonter, et d’étreindre encore une fois la mort et le triomphe, spectre à deux faces qui plane incessamment sur sa tête.

Alors le château des Géants, et jusqu’à la pierre d’épouvante, ce cauchemar de toutes ses nuits, apparurent à Consuelo, à travers le voile d’un exil consommé, comme un paradis perdu, comme le séjour d’une paix et d’une candeur à jamais augustes et respectables dans son souvenir. Elle attacha la branche de cyprès, dernière image, dernier envoi de la grotte Hussitique, aux pieds du crucifix de sa mère, et, confondant ensemble ces deux emblèmes du catholicisme et de l’hérésie, elle éleva son cœur vers la notion de la religion unique, éternelle, absolue. Elle y puisa le sentiment de la résignation à ses maux personnels, et de la foi aux desseins providentiels de Dieu sur Albert, et sur tous les hommes, bons et mauvais, qu’il lui fallait désormais traverser seule et sans guide.

XCIX.

Un matin, le Porpora l’appela dans sa chambre plus tôt que de coutume. Il avait l’air rayonnant, et il tenait une grosse et grande lettre d’une main, ses lunettes de l’autre. Consuelo tressaillit et trembla de tout son corps, s’imaginant que c’était enfin la réponse de Riesenburg. Mais elle fut bientôt détrompée : c’était une lettre d’Hubert, le Porporino. Ce chanteur célèbre annonçait à son maître que toutes les conditions proposées par lui pour l’engagement de Consuelo étaient acceptées, et il lui envoyait le contrat signé du baron de Poelnitz, directeur du théâtre royal de Berlin, et n’attendant plus que la signature de Consuelo et la sienne. À cet acte était jointe une lettre fort affectueuse et fort honorable du dit baron, qui engageait le Porpora à venir briguer la maîtrise de chapelle du roi de Prusse tout en faisant ses preuves par la production et l’exécution d’autant d’opéras et de fugues nouvelles qu’il lui plairait d’en apporter. Le Porporino se réjouissait d’avoir à chanter bientôt, selon son cœur, avec une sœur en Porpora, et invitait vivement le maître à quitter Vienne pour Sans-Souci, le délicieux séjour de Frédéric le Grand.

Cette lettre mettait le Porpora en grande joie, et cependant elle le remplissait d’incertitude. Il lui semblait que la fortune commençait à dérider pour lui sa face si longtemps rechignée, et que, de deux côtés, la faveur des monarques (alors si nécessaire au développement des artistes) lui offrait une heureuse perspective. Frédéric l’appelait à Berlin ; à Vienne, Marie-Thérèse lui faisait faire de belles promesess. Des deux parts, il fallait que Consuelo fût l’instrument de sa victoire ; à Berlin, en faisant beaucoup valoir ses productions ; à Vienne, en épousant Joseph Haydn.

Le moment était donc venu de remettre son sort entre les mains de sa fille adoptive. Il lui proposa le mariage ou le départ, à son choix ; et, dans ces nouvelles circonstances, il mit beaucoup moins d’ardeur à lui offrir le cœur et la main de Beppo qu’il en eût mis la veille encore. Il était un peu las de Vienne, et la pensée de se voir apprécié et fêté chez l’ennemi lui souriait comme une petite vengeance dont il s’exagérait l’effet probable sur la cour d’Autriche. Enfin, à tout prendre, Consuelo ne lui parlant plus d’Albert depuis quelque temps et lui paraissant y avoir renoncé, il aimait mieux qu’elle ne se mariât pas du tout.

Consuelo eut bientôt mis fin à ses incertitudes en lui déclarant qu’elle n’épouserait jamais Joseph Haydn par beaucoup de raisons, et d’abord parce qu’il ne l’avait jamais recherchée en mariage, étant engagé avec la fille de son bienfaiteur, Anna Keller.

« En ce cas, dit le Porpora, il n’y a pas à balancer. Voici ton contrat d’engagement avec Berlin. Signe, et disposons-nous à partir ; car il n’y a pas d’espoir pour nous ici, si tu ne te soumets à la matrimoniomanie de l’impératrice. Sa protection est à ce prix, et un refus décisif va nous rendre à ses yeux plus noirs que les diables.

— Mon cher maître, répondit Consuelo avec plus de fermeté qu’elle n’en avait encore montré au Porpora, je suis prête à vous obéir dès que ma conscience sera en repos sur un point capital. Certains engagements d’affection et d’estime sérieuse me liaient au seigneur de Rudolstadt. Je ne vous cacherai pas que, malgré votre incrédulité, vos reproches et vos railleries, j’ai persévéré, depuis trois mois que nous sommes ici, à me conserver libre de tout engagement contraire à ce mariage. Mais, après une lettre décisive que j’ai écrite il y a six semaines, et qui a passé par vos mains, il s’est passé des choses qui me font croire que la famille de Rudolstadt a renoncé à moi. Chaque jour qui s’écoule me confirme dans la pensée que ma parole m’est rendue et que je suis libre de vous consacrer entièrement mes soins et mon travail. Vous voyez que j’accepte cette destinée sans regret et sans hésitation. Cependant, d’après cette lettre que j’ai écrite, je ne pourrais pas être tranquille avec moi-même si je n’en recevais pas la réponse. Je l’attends tous les jours, elle ne peut plus tarder. Permettez-moi de ne signer l’engagement avec Berlin qu’après la réception de…

— Eh ! ma pauvre enfant, dit le Porpora, qui, dès le premier mot de son élève, avait dressé ses batteries préparées à l’avance, tu attendrais longtemps ! la réponse que tu demandes m’a été adressée depuis un mois…

— Et vous ne me l’avez pas montrée ? s’écria Consuelo ; et vous m’avez laissée dans une telle incertitude ? Maître, tu es bien bizarre ! Quelle confiance puis-je avoir en toi, si tu me trompes ainsi ?

— En quoi t’ai-je trompée ? La lettre m’était adressée, et il m’était enjoint de ne te la montrer que lorsque je te verrais guérie de ton fol amour, et disposée à écouter la raison et les bienséances.