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CONSUELO.

Peut-être la Providence permettra-t-elle que je rencontre le roi de Prusse dans quelque défilé ; et alors,… fût-il cuirassé comme l’archange Michel… dussé-je le suivre comme un chien suit un loup à la piste… Mais j’ai appris que la paix était assurée pour longtemps ; et alors, ne me sentant plus de goût à rien, j’ai été trouver monseigneur le comte Hoditz pour le remercier, et le prier de ne point me présenter à l’impératrice, comme il en avait eu l’intention. Je voulais me tuer ; mais il a été si bon pour moi, et la princesse de Culmbach, sa belle-fille, à qui il avait raconté en secret toute mon histoire, m’a dit de si belles paroles sur les devoirs du chrétien, que j’ai consenti à vivre et à entrer à leur service, où je suis, en vérité, trop bien nourri et trop bien traité pour le peu d’ouvrage que j’ai à faire.

— Maintenant dis-moi, mon cher Karl, reprit Consuelo en s’essuyant les yeux, comment tu as pu me reconnaître.

— N’êtes-vous pas venue, un soir, chanter chez ma nouvelle maîtresse, madame la margrave ? Je vous vis passer tout habillée de blanc, et je vous reconnus tout de suite, bien que vous fussiez devenue une demoiselle. C’est que, voyez-vous, je ne me souviens pas beaucoup des endroits où j’ai passé, ni des noms des personnes que j’ai rencontrées ; mais pour ce qui est des figures, je ne les oublie jamais. Je commençais à faire le signe de la croix quand je vis un jeune garçon qui vous suivait, et que je reconnus pour Joseph ; et au lieu d’être votre maître, comme je l’avais vu au moment de ma délivrance (car il était mieux habillé que vous dans ce temps-là), il était devenu votre domestique, et il resta dans l’antichambre. Il ne me reconnut pas ; et comme monsieur le comte m’avait défendu de dire un seul mot à qui que ce soit de ce qui m’était arrivé (je n’ai jamais su ni demandé pourquoi), je ne parlai pas à ce bon Joseph, quoique j’eusse bien envie de lui sauter au cou. Il s’en alla presque tout de suite dans une autre pièce. J’avais ordre de ne point quitter celle où je me trouvais ; un bon serviteur ne connaît que sa consigne. Mais quand tout le monde fut parti, le valet de chambre de monseigneur, qui a toute sa confiance, me dit : « Karl, tu n’as pas parlé à ce petit laquais du Porpora, quoique tu l’aies reconnu, et tu as bien fait. Monsieur le comte sera content de toi. Quant à la demoiselle qui a chanté ce soir… — Oh ! je l’ai reconnue aussi, m’écriai-je, et je n’ai rien dit. — Eh bien, ajouta-t-il, tu as encore bien fait. Monsieur le comte ne veut pas qu’on sache qu’elle a voyagé avec lui jusqu’à Passaw. — Cela ne me regarde point, repris-je ; mais puis-je te demander, à toi, comment elle m’a délivré des mains des Prussiens ? » Henri me raconta alors comment la chose s’était passée (car il était là), comment vous aviez couru après la voiture de monsieur le comte, et comment, lorsque vous n’aviez plus rien à craindre pour vous-même, vous aviez voulu absolument qu’il vînt me délivrer. Vous en aviez dit quelque chose à ma pauvre femme, et elle me l’avait raconté aussi ; car elle est morte en vous recommandant au bon Dieu, et en me disant : « Ce sont de pauvres enfants, qui ont l’air presque aussi malheureux que nous ; et cependant ils m’ont donné tout ce qu’ils avaient, et ils pleuraient comme si nous eussions été de leur famille. » Aussi, quand j’ai vu M. Joseph à votre service, ayant été chargé de lui porter quelque argent de la part de monseigneur chez qui il avait joué du violon un autre soir, j’ai mis dans le papier quelques ducats, les premiers que j’eusse gagnés dans cette maison. Il ne l’a pas su, et il ne m’a pas reconnu, lui ; mais si nous retournons à Vienne, je m’arrangerai pour qu’il ne soit jamais dans l’embarras tant que je pourrai gagner ma vie.

— Joseph n’est plus à mon service, bon Karl, il est mon ami. Il n’est plus dans l’embarras, il est musicien, et gagnera sa vie aisément. Ne te dépouille donc pas pour lui.

— Quant à vous, signora, dit Karl, je ne puis pas grand’chose pour vous, puisque vous êtes une grande actrice, à ce qu’on dit ; mais voyez-vous, si jamais vous vous trouvez dans la position d’avoir besoin d’un serviteur, et de ne pouvoir le payer, adressez-vous à Karl, et comptez sur lui. Il vous servira pour rien et sera bien heureux de travailler pour vous.

— Je suis assez payée par ta reconnaissance, mon ami. Je ne veux rien de ton dévouement.

— Voici maître Porpora qui revient. Souvenez-vous, signora, que je n’ai pas l’honneur de vous connaître autrement que comme un domestique mis à vos ordres par mon maître. »

Le lendemain, nos voyageurs s’étant levés de grand matin, arrivèrent, non sans peine, vers midi, au château de Roswald. Il était situé dans une région élevée, au versant des plus belles montagnes de la Moravie, et si bien abrité des vents froids, que le printemps s’y faisait déjà sentir, lorsqu’à une demi-lieue aux alentours, l’hiver régnait encore. Quoique la saison fût prématurément belle, les chemins étaient encore fort peu praticables. Mais le comte Hoditz, qui ne doutait de rien, et pour qui l’impossible était une plaisanterie, était déjà arrivé, et déjà faisait travailler une centaine de pionniers à aplanir la route sur laquelle devait rouler le lendemain l’équipage majestueux de sa noble épouse. Il eût été peut-être plus conjugal et plus secourable de voyager avec elle ; mais il ne s’agissait pas tant de l’empêcner de se casser bras et jambes en chemin, que de lui donner une fête ; et, morte ou vive, il fallait qu’elle eût un splendide divertissement en prenant possession du palais de Roswald.

Le comte permit à peine à nos voyageurs de changer de toilette, et leur fit servir un fort beau dîner dans une grotte mousseuse et rocailleuse, qu’un vaste poêle, habilement masqué par de fausses roches, chauffait agréablement. Au premier coup d’œil, cet endroit parut enchanteur à Consuelo. Le site qu’on découvrait de l’ouverture de la grotte était réellement magnifique. La nature avait tout fait pour Roswald. Des mouvements de terrains escarpés et pittoresques, des forêts d’arbres verts, des sources abondantes, d’admirables perspectives, des prairies immenses, il semble qu’avec une habitation confortable, c’en était bien assez pour faire un lieu de plaisance accompli. Mais Consuelo s’aperçut bientôt des bizarres recherches par lesquelles le comte avait réussi à gâter cette sublime nature. La grotte eût été charmante sans le vitrage, qui en faisait une salle à manger intempestive. Comme les chèvrefeuilles et les liserons ne faisaient encore que bourgeonner, on avait masqué les châssis des portes et des croisées avec des feuillages et des fleurs artificielles, qui faisaient là une prétentieuse grimace. Les coquillages et les stalactites, un peu endommagés par l’hiver, laissaient voir le plâtre et le mastic qui les attachaient aux parois du roc, et la chaleur du poêle, fondant un reste d’humidité amassée à la voûte, faisait tomber sur la tête des convives une pluie noirâtre et malsaine, que le comte ne voulait pas du tout apercevoir. Le Porpora en prit de l’humeur, et deux ou trois fois mit la main à son chaapeau sans oser cependant l’enfoncer sur son chef, comme il en mourait d’envie. Il craignait surtout que Consuelo ne s’enrhumât, et il mangeait à la hâte, prétextant une vive impatience de voir la musique qu’il aurait à faire exécuter le lendemain.

« De quoi vous inquiétez-vous là, cher maestro ? disait le comte, qui était grand mangeur, et qui aimait à raconter longuement l’histoire de l’acquisition ou de la confection dirigée par lui de toutes les pièces riches et curieuses de son service de table ; des musiciens habiles et consommés comme vous n’ont besoin que d’une petite heure pour se mettre au fait. Ma musique est simple et naturelle. Je ne suis pas de ces compositeurs pédants qui cherchent à étonner par de savantes et bizarres combinaisons harmoniques. À la campagne, il faut de la musique simple, pastorale ; moi, je n’aime que les chants purs et faciles : c’est aussi le goût de madame la margrave. Vous verrez que tout ira bien. D’ailleurs, nous ne perdons pas de temps. Pendant que nous déjeunons ici, mon majordome prépare tout suivant mes ordres, et nous allons trouver les chœurs disposés dans leurs différentes stations et tous les musiciens à leur poste. »

Comme il disait cela, on vint avertir monseigneur que deux officiers étrangers, en tournée dans le pays, deman-