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CONSUELO.

comme tu l’es quelquefois quand nous manquons de pain, ou quand notre avenir paraît incertain et fâcheux.

— Et maintenant, tu veux que je me réjouisse de l’avenir ? Il est possible qu’il ne soit pas incertain, en effet ; mais à coup sûr il n’a rien de divertissant pour moi !

— Que te faut-il donc de plus ? Il y a à peine huit jours que tu as débuté chez le comte, tu as eu un succès d’enthousiasme…

— Mon succès auprès du comte est fort éclipsé par le tien, ma chère. Tu le sais de reste.

— J’espère bien que non. D’ailleurs, quand cela serait, nous ne pouvons pas être jaloux l’un de l’autre. »

Cette parole ingénue, dite avec un accent de tendresse et de vérité irrésistible, fit rentrer le calme dans l’âme d’Anzoleto.

« Oh ! tu as raison, dit-il en serrant sa fiancée dans ses bras, nous ne pouvons pas être jaloux l’un de l’autre ; car nous ne pouvons pas nous tromper. »

Mais en même temps qu’il prononça ces derniers mots, il se rappela avec remords son commencement d’aventure avec la Corilla, et il lui vint subitement dans l’idée, que le comte, pour achever de l’en punir, ne manquerait pas de le dévoiler à Consuelo, le jour où il croirait ses espérances tant soit peu encouragées par elle. Il retomba dans une morne rêverie, et Consuelo devint pensive aussi.

« Pourquoi, lui dit-elle après un instant de silence, dis-tu que nous ne pouvons pas nous tromper ? À coup sûr, c’est une grande vérité ; mais à quel propos cela t’est-il venu ?

— Tiens, ne parlons plus dans cette gondole, répondit Anzoleto à voix basse ; je crains qu’on n’écoute nos paroles et qu’on ne les rapporte au comte. Cette couverture de soie et de velours est bien mince, et ces barcarolles de palais ont les oreilles quatre fois plus larges et plus profondes que nos barcarolles de place. — Laisse-moi monter avec toi dans ta chambre, lui dit-il lorsqu’on les eut déposés sur la rive, à l’entrée de la Corte-Minelli.

— Tu sais que c’est contraire à nos habitudes et à nos conventions, lui répondit-elle.

— Oh ! ne me refuse pas cela, s’écria Anzoleto, tu me mettrais le désespoir et la fureur dans l’âme. »

Effrayée de son accent et de ses paroles, Consuelo n’osa refuser ; et quand elle eut allumé sa lampe et tiré ses rideaux, le voyant sombre et comme perdu dans ses pensées, elle entoura de ses bras le cou de son fiancé :

« Comme tu me parais malheureux et inquiet ce soir ! lui dit-elle tristement. Que se passe-t-il donc en toi ?

— Tu ne le sais pas, Consuelo ? tu ne t’en doutes pas ?

— Non ! sur mon âme !

— Jure-le, que tu ne devines pas ! Jure-le sur l’âme de ta mère, et sur ton Christ que tu pries tous les matins et tous les soirs.

— Oh ! je te le jure, sur mon Christ et sur l’âme de ma mère.

— Et sur notre amour ?

— Sur notre amour et sur notre salut éternel !

— Je te crois, Consuelo ; car ce serait la première fois de ta vie que tu ferais un mensonge.

— Et maintenant m’expliqueras-tu… ?

— Je ne t’expliquerai rien. Peut-être faudra-t-il bientôt que je me fasse comprendre… Ah ! quand ce moment sera venu, tu ne m’auras déjà que trop compris. Malheur ! malheur à nous deux le jour où tu sauras ce que je souffre maintenant !

— Ô mon Dieu, de quel affreux malheur sommes-nous donc menacés ? Hélas ! c’est donc sous le coup de je ne sais quelle malédiction que nous devions rentrer dans cette pauvre chambre, où nous n’avions eu jusqu’à présent aucun secret l’un pour l’autre ! Quelque chose me disait bien, quand je suis sortie ce matin, que j’y rentrerais la mort dans l’âme. Qu’ai-je donc fait pour ne pas jouir d’un jour qui semblait si beau ? N’ai-je pas prié Dieu ardemment et sincèrement ? N’ai-je pas éloigné de moi toute pensée d’orgueil ? N’ai-je pas chanté le mieux qu’il m’a été possible ? N’ai-je pas souffert de l’humiliation de la Clorinda ? N’ai-je pas obtenu du comte, sans qu’il s’en doutât et sans qu’il puisse se dédire, la promesse qu’elle serait engagée comme seconda donna avec nous ? Qu’ai-je donc fait de mal, encore une fois, pour souffrir les douleurs que tu m’annonces, et que je ressens déjà, puisque, toi, tu les éprouves ?

— En vérité, Consuelo, tu as eu la pensée de faire engager la Clorinda ?

— J’y suis résolue, si le comte est un homme de parole. Cette pauvre fille a toujours rêvé le théâtre, elle n’a pas d’autre existence devant elle.

— Et tu crois que le comte renverra la Rosalba, qui sait quelque chose, pour la Clorinda, qui ne sait rien ?

— La Rosalba suivra la fortune de sa sœur Corilla, et quant à la Clorinda, nous lui donnerons des leçons, nous lui apprendrons à tirer le meilleur parti de sa voix, qui est jolie. Le public sera indulgent pour une aussi belle fille. D’ailleurs, quand même je n’obtiendrais son admission que comme troisième femme, ce serait toujours une admission, un début dans la carrière, un commencement d’existence.

— Tu es une sainte, Consuelo. Tu ne vois pas que cette pécore, en acceptant tes bienfaits, et quoiqu’elle dût s’estimer trop heureuse d’être troisième ou quatrième femme, ne te pardonnera jamais d’être la première ?

— Qu’importe son ingratitude ? Va, j’en sais long déjà sur l’ingratitude et les ingrats !

— Toi ? dit Anzoleto en éclatant de rire et en l’embrassant avec son ancienne effusion de frère.

— Oui, répondit-elle, enchantée de l’avoir distrait de ses soucis ; jai eu jusqu’à présent toujours devant les yeux, et j’aurai toujours gravé dans l’âme, l’image de mon noble maître Porpora. Il lui est échappé bien souvent devant moi des paroles amères et profondes qu’il me croyait incapable de comprendre ; mais elles creusaient bien avant dans mon cœur, et elles n’en sortiront jamais. C’est un homme qui a bien souffert, et que le chagrin dévore. Par lui, par sa tristesse, par ses indignations concentrées, par les discours qui lui ont échappé devant moi, il m’a appris que les artistes sont plus dangereux et plus méchants que tu ne penses, mon cher ange, que le public est léger, oublieux, cruel, injuste ; qu’une grande carrière est une croix lourde à porter, et la gloire une couronne d’épines ! Oui, je sais tout cela ; et j’y ai pensé si souvent, et j’ai tant réfléchi là-dessus, que je me sens assez forte pour ne pas m’étonner beaucoup et pour ne pas trop me laisser abattre quand j’en ferai l’expérience par moi-même. Voilà pourquoi tu ne m’as pas vue trop enivrée aujourd’hui de mon triomphe ; voilà pourquoi aussi je ne suis pas découragée en ce moment de tes noires pensées. Je ne les comprends pas encore ; mais je sais qu’avec toi, et pourvu que tu m’aimes, je pourrai lutter avec assez de force pour ne pas tomber dans la haine du genre humain, comme mon pauvre maître, qui est un noble vieillard et un enfant malheureux. »

En écoutant parler son amie, Anzoleto reprit aussi son courage et sa sérénité. Elle exerçait sur lui une grande puissance, et chaque jour il découvrait en elle une fermeté de caractère et une droiture d’intentions qui suppléait à tout ce qui lui manquait à lui-même. Les terreurs que la jalousie lui avait inspirées s’effacèrent donc de son souvenir au bout d’un quart d’heure d’entretien avec elle ; et quand elle le questionna de nouveau, il eut tellement honte d’avoir soupçonné un être si pur et si calme, qu’il donna d’autres motifs à son agitation.

« Je n’ai qu’une crainte, lui dit-il, c’est que le comte ne te trouve tellement supérieure à moi, qu’il ne me juge indigne de paraître à côté de toi devant le public. Il ne m’a pas fait chanter ce soir, quoique je m’attendisse à ce qu’il nous demanderait un duo. Il semblait avoir oublié jusqu’à mon existence. Il ne s’est même pas aperçu qu’en t’accompagnant, je touchais assez joliment le clavecin. Enfin, lorsqu’il t’a signifié ton engagement, il ne m’a pas dit un mot du mien. Comment n’as-tu pas remarqué une chose aussi étrange ?

— La pensée ne m’est pas venue qu’il lui fût possible de vouloir m’engager sans toi. Est-ce qu’il ne sait pas que