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PROCOPE LE GRAND.

Sur ces entrefaites, les députés de Bohême et ceux du concile arrivèrent à Prague, où l’on assembla sur-le-champ les États pour la signature du concordat. Les Taborites, les Orphelins et les Orébites, qui formaient un parti dans cette capitale, s’y opposèrent avec indignation, accusèrent ouvertement Rockisane d’avoir vendu la patrie pour satisfaire ses desseins ambitieux, et déclarèrent le traité infâme, impie et frauduleux. Les députés du concile profitèrent de cette désunion pour animer la noblesse bohémienne contre les Taborites ; et alors fut résolu cet holocauste, abominable à Dieu, de tout le parti républicain, de toute la force, de toute la gloire, de toute la foi, de toute la vie de cette révolution, qui comptait, grâce à lui, quatorze années de triomphe sur le monde ! On vit reparaître alors les grands traîtres qui avaient traversé les dernières années de Ziska : les Rosenberg, les Maison-Neuve, et un certain Riesenberg, qui jurèrent la perte des Taborites. Ils se jetèrent sur la nouvelle ville, où commandaient les Orphelins et les Taborites, et les taillèrent en pièces. Quinze à vingt mille hommes de ce parti périrent dans cette horrible journée. Procope le Petit, qui y était venu combattre le concordat, échappa à grand’ peine à ce désastre, et alla rejoindre Procope le Grand devant Pilsen. Cette nouvelle releva le courage des assiégés, qui insultaient Procope du haut de leurs murailles, et lui conseillaient ironiquement d’aller secourir les siens au lieu d’attaquer les autres. C’était le jour de Saint-Stanislas, une grande fête pour toute la Bohême, et qui sembla néfaste aux Taborites. Ils levèrent le siège précipitamment, et marchèrent sur Prague, dont ils ravagèrent les environs ; puis ils coururent à Cuttemberg, d’où Procope écrivit à ses confédérés, aux villes de son parti, à tous les corps épars d’Orphelins et d’Orébites, de venir à lui, pour mourir avec lui ou recouvrer Prague sur le parti des traîtres. Les seigneurs, de leur côté, écrivirent aux villes de leur parti que le moment était venu d’écraser le parti des exaltés et des furieux ; et les deux armées se trouvèrent en présence à quatre milles de Prague. Procope n’avait pas résolu de compromettre toutes ses forces dans un combat si soudain. Il eût voulu aller droit à Prague, certain qu’il n’aurait qu’à se montrer pour s’en faire ouvrir les portes. Les seigneurs le savaient bien, et étaient résolus de ne point l’y laisser arriver. Ils fondirent sur ses retranchements à l’improviste, et les enfoncèrent. C’était la première fois que les Taborites voyaient la cavalerie se faire passage au travers de leurs redoutables chariots. Ils reculèrent émus et comme frappés de la révélation de leur destinée. Procope, à la tête de sa phalange d’élite, se jeta au milieu des ennemis et leur disputa la victoire, moins vaincu que las de vaincre, dit Ænéas Sylvius. Mais enveloppé par la cavalerie, il tomba frappé mortellement, sans qu’on ait su d’où partait le coup. On en accusa un chef de sa propre armée, gagné par l’argent ou les promesses de l’autre parti ; ce traître lui-même s’en vanta à tort ou à raison par la suite. La corruption triomphait donc jusque sur les champs de bataille. Czapeck, chef taborite qui s’était distingué en Prusse, fit aussi défection. Ô patriciens, chefs d’armée ou hommes d’État, c’est par vous que se font, dans l’histoire, ces hideuses transactions par lesquelles votre cause périt, en même temps que votre fortune s’élève ou se préserve. Procope le Petit tomba aussi percé de coups en se défendant vaillamment. Les traîtres prirent la fuite, et ne furent point poursuivis. Les fidèles périrent. « Telle fut la fin de ces redoutables chefs et des Taborites jusqu’alors invincibles. Ainsi arriva ce que Sigismond avait prédit que les Bohémiens ne pouvaient être vaincus que par les Bohémiens. » Après la victoire, le seigneur de Maisonneuve choisit les meilleurs et les plus aguerris parmi les prisonniers, les fidèles compagnons de Ziska et de Procope, et les ayant fait entrer dans une grange, où il leur promettait de les gracier et de les enrôler pour la guerre contre Sigismond, il mit le feu à ce bâtiment et les fit tous brûler. Les troupes catholiques de Pilsen, qui avaient pris part à la bataille, égorgèrent leurs prisonniers, au nombre de mille. Ceux de Prague épargnèrent, dit-on, les leurs, pensant, comme Frédéric le Grand des Jésuites, qu’il était fort utile d’en garder pour la graine. Par la suite, ils eurent à se repentir de n’en avoir pas gardé davantage.

Ænéas Sylvius, en racontant ces événements, fait ainsi le portrait des victimes : « C’étaient des hommes noirs, endurcis au vent et au soleil, et nourris à la fumée des camps. Ils avaient l’aspect terrible et affreux, les yeux d’aigle, les cheveux hérissés, une longue barbe, des corps d’une hauteur prodigieuse, des membres tout velus, et la peau si dure qu’on eût dit qu’elle aurait résisté au fer comme une cuirasse. » Ne dirait-on pas d’une race de sauvages importée en Bohême du fond de l’Océanie ? ou bien ces hommes intrépides, couchés dans le sang et dans la poussière, faisaient-ils enoore peur au secrétaire intrigant de Sigismond, à l’écrivain hypocrite, athée et fanatique en même temps, à ce lâche des lâches qui fut pape sous le nom de Pie ii ? Mais si l’habitude de la guerre et le farouche exercice de ses droits les plus implacables avaient le don de transformer ainsi en bêtes immondes ces effrayants soldats de la liberté, n’est-il pas à craindre que l’évêque de fer, l’énergique Sbinko, le cardinal de Winchester et le légat Julien lui-même, avec bien d’autres prélats et saints pères du concile, n’eussent aussi l’œil d’aigle, la peau noire, velue et dure comme l’acier ?

Il y avait encore quelques Taborites retranchés à Lomnety et sur le Tabor. Ils firent une tentative pour se réunir avec leurs armes et leurs chariots ; ils voulaient lutter encore, ils juraient de venger la mort de Procope. Mais Ulric Rosenberg les intercepta, et livra un combat à ceux de Tabor, où, malgré leur petit nombre, ils se défendirent comme des lions, depuis midi jusqu’à minuit. Ils n’étaient que trois cents, comme aux Thermopyles ! Enfin ils furent égorgés dans les ténèbres ! on entendit leurs cris d’un grand mille de Bohême. Ils protestaient, en succombant, contre la tyrannie qui s’apprêtait à les venger. Les échos de la Bohême répétèrent ce cri terrible de vallée en vallée. C’était le dernier cri de la liberté.

L’histoire de Tabor n’est pourtant pas finie. Il restait quelques prêtres et des fidèles dispersés et désespérés. Sigismond allait revenir, la main sur son cœur, la cocarde calixtine au chapeau, et la Marseillaise bohémienne sur les lèvres, en attendant qu’il relevât les forteresses de Prague et qu’il mît le concordat dans sa poche. Mais les docteurs de la foi taborite conservaient dans leurs âmes comme un dépôt sacré la grande doctrine de l’égalité, formulée sous le symbole de la coupe. Cette doctrine, élaborée par eux, continue une lutte religieuse et philosophique, tout aussi importante dans l’histoire de la révolution hussite que les combats et les victoires de Ziska et de Procope. Nous reverrons à Tabor même ces vieux et augustes débris de la foi aux prises avec l’éloquence fallacieuse d’un pape. Nous regrettons que l’espace nous manque ici pour transcrire ces précieux documents et d’autres, qui jettent un grand jour sur les doctrines de l’Église et de l’hérésie. Nous y reviendrons dans un travail plus étendu et plus complet. Nous n’avons fait ici qu’extraire à la hâte, pour la commodité des lectrices, un livre difficile à lire, et un peu pâle de sentiments et d’opinions, en ne craignant pas d’y suppléer parfois, selon notre inspiration et notre conscience.


GEORGE SAND.