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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

monde vulgaire jette l’aumône de la pitié au rapsode vagabond qui promène son inspiration à travers les cités. Mais j’ai appris à nos enfants qu’il ne fallait pas ramasser cette aumône, ou qu’il fallait la ramasser seulement pour le mendiant infirme qui passe à côté de nous et à qui le ciel a refusé le génie pour émouvoir et persuader les hommes. Nous autres, nous n’avons pas besoin de l’argent du riche, nous ne mendions pas ; l’aumône avilit celui qui la reçoit et endurcit celui qui la fait. Tout ce qui n’est pas l’échange doit disparaître dans la société future. En attendant, Dieu nous permet, à mon époux et à moi, de pratiquer cette vie d’échange, et d’entrer ainsi dans l’idéal. Nous apportons l’art et l’enthousiasme aux âmes susceptibles de sentir l’un et d’aspirer à l’autre. Nous recevons l’hospitalité religieuse du pauvre, nous partageons son gîte modeste, son repas frugal ; et quand nous avons besoin d’un vêtement grossier, nous le gagnons par un séjour de quelques semaines et des leçons de musique à la famille. Quand nous passons devant la demeure orgueilleuse du châtelain, comme il est notre frère aussi bien que le pâtre, le laboureur et l’artisan, nous chantons sous sa fenêtre et nous nous éloignons sans attendre un salaire ; nous le considérons comme un malheureux qui ne peut rien échanger avec nous, et c’est nous alors qui lui faisons l’aumône. Enfin nous avons réalisé la vie d’artiste comme nous l’entendions ; car Dieu nous avait faits artistes, et nous devions user de ses dons. Nous avons partout des amis et des frères dans les derniers rangs de cette société qui croirait s’avilir en nous demandant notre secret pour être probes et libres. Chaque jour nous faisons de nouveaux disciples de l’art ; et quand nos forces seront épuisées, quand nous ne pourrons plus nourrir et porter nos enfants, ils nous porteront à leur tour, et nous serons nourris et consolés par eux. Si nos enfants venaient à nous manquer, à être entraînés loin de nous par des vocations différentes, nous ferions comme le vieux Zdenko que vous avez vu hier, et qui, après avoir charmé pendant quarante ans, par ses légendes et ses chansons, tous les paysans de la contrée, est accueilli et soigné par eux dans ses dernières années comme un ami et comme un maître vénérable. Avec des goûts simples et des habitudes frugales, l’amour des voyages, la santé que donne une vie conforme au vœu de la nature, avec l’enthousiasme de la poésie, l’absence de mauvaises passions et surtout la foi en l’avenir du monde, croyez-vous que l’on soit fou de vivre comme nous faisons ? Cependant Trismégiste vous paraîtra peut-être égaré par l’enthousiasme, comme autrefois il me parut à moi égaré par la douleur. Mais en le suivant un peu, peut-être reconnaîtrez-vous que c’est la démence des hommes et l’erreur des institutions qui font paraître fous les hommes de génie et d’invention. Tenez, venez avec nous, et voyagez comme nous toute cette journée, s’il le faut. Il y aura peut-être une heure où Trismégiste sera en train de parler d’autre chose que de musique. Il ne faut pas le solliciter, cela viendra de soi-même dans un moment donné. Un hasard peut réveiller ses anciennes idées. Nous partons dans une heure, notre présence ici peut attirer sur la tête de mon époux des dangers nouveaux. Partout ailleurs nous ne risquons pas d’être reconnus après tant d’années d’exil. Nous allons à Vienne, par la chaîne du Bœhmerwald et le cours du Danube. C’est un voyage que j’ai fait autrefois, et que je recommencerai avec plaisir. Nous allons voir deux de nos enfants, nos aînés, que des amis dans l’aisance ont voulu garder pour les faire instruire ; car tous les hommes ne naissent pas pour être artistes, et chacun doit marcher dans la vie par le chemin que la Providence lui a tracé. »

Telles sont les explications que cette femme étrange, pressée par nos questions, et souvent interrompue par nos objections, nous donna du genre de vie qu’elle avait adopté d’après les goûts et les idées de son époux. Nous acceptâmes avec joie l’offre qu’elle nous faisait de la suivre ; et, lorsque nous sortîmes avec elle de la chaumière, la garde civique qui s’était formée pour nous arrêter, avait ouvert ses rangs pour nous laisser partir.

« Allons, enfants, leur cria la Zingara de sa voix pleine et harmonieuse, votre ami vous attend sous les tilleuls. C’est le plus beau moment de la journée, et nous aurons la prière du matin en musique. Fiez-vous à ces deux amis, ajouta-t-elle en nous désignant de son beau geste naturellement théâtral : ils sont des nôtres, et ne nous veulent que du bien. »

Les paysans s’élancèrent sur nos pas en criant et en chantant. Tout en marchant, la Zingara nous apprit qu’elle et sa famille quittaient le hameau ce matin même.

« Il ne faut pas le dire, ajouta-t-elle ; une telle séparation ferait verser trop de larmes, car nous avons bien des amis ici. Mais nous n’y sommes pas en sûreté. Quelque ancien ennemi peut venir à passer et reconnaître Albert de Rudolstadt sous le costume bohémien. »

Nous arrivâmes sur la place du hameau, une verte clairière, environnée de superbes tilleuls qui laissaient paraître, entre leurs flancs énormes d’humbles maisonnettes et de capricieux sentiers tracés et battus par le pied des troupeaux. Ce lieu nous parut enchanté, aux premières clartés du soleil oblique qui faisait briller le tapis d’émeraudes des prairies, tandis que les vapeurs argentées du matin se repliaient sur le flanc des montagnes environnantes. Les endroits ombragés semblaient avoir conservé quelque chose de la clarté bleuâtre de la nuit, tandis que les cimes des arbres se teignaient d’or et de pourpre. Tout était pur et distinct, tout nous paraissait frais et jeune, même les antiques tilleuls, les toits rongés de mousse, et les vieillards à barbe blanche qui sortaient de leurs chaumières en souriant. Au milieu de l’espace libre, où un mince filet d’eau cristalline coulait en se divisant et en se croisant sous les pas, nous vîmes Trismégiste environné de ses enfants, deux charmantes petites filles, et un garçon de quinze ans, beau comme l’Endymion des sculpteurs et des poëtes.

« Voici Wanda, nous dit la Zingara en nous présentant l’aînée de ses filles, et la cadette s’appelle Wenceslawa. Quant à notre fils, il a reçu le nom chéri du meilleur ami de son père, il s’appelle Zdenko. Le vieux Zdenko a pour lui une préférence marquée. Vous voyez qu’il tient ma Wenceslawa entre ses jambes, et l’autre sur ses genoux. Mais ce n’est point à elles qu’il songe : il a les yeux fixés sur mon fils, comme s’il ne pouvait se rassasier de le voir. »

Nous regardâmes le vieillard. Deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses joues, et sa figure osseuse, sillonnée de rides, avait l’expression de la béatitude et de l’extase, en contemplant ce jeune homme, ce dernier rejeton des Rudolstadt, qui portait son nom d’esclave avec joie, et qui se tenait debout près de lui, une main dans la sienne. J’aurais voulu peindre ce groupe, et Trismégiste auprès d’eux, les contemplant tour à tour d’un air attendri, tout en accordant son violon et en essayant son archet.

« C’est vous, amis ? dit-il en répondant à notre salut respectueux avec cordialité. Ma femme a donc été vous chercher ? Elle a bien fait. J’ai de bonnes choses à dire aujourd’hui, et je serais heureux que vous les entendiez. »

Il joua alors du violon avec plus d’ampleur et de majesté encore que la veille. Du moins telle fut notre impression, devenue plus forte et plus délicieuse par le contact de cette champêtre assemblée, qui frémissait de plaisir et d’enthousiasme, à l’audition des vieilles ballades de la patrie et des hymnes sacrés de l’antique liberté. L’émotion se traduisait diversement sur ces mâles visages. Les uns, ravis comme Zdenko dans la vision du passé, retenaient leur souffle, et semblaient s’imprégner de cette poésie, comme la plante altérée qui boit avec recueillement les gouttes d’une pluie bienfaisante. D’autres, transportés d’une sainte fureur en songeant aux maux du présent, fermaient le poing, et, menaçant des ennemis invisibles, semblaient prendre le ciel à témoin de leur dignité avilie, de leur vertu outragée. Il y eut des sanglots et des rugissements, des applaudissements frénétiques et des cris de délire.

« Amis, nous dit Albert en terminant, voyez ces hommes simples ! ils ont parfaitement compris ce que