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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

miration. Tenez, je suis sûre que vous ferez la conquête de la princesse : c’est une personne de premier mouvement. Il ne lui faudra que vous voir de près, pour raffoler de votre personne, comme elle raffole déjà de votre talent.

— On m’avait dit, au contraire, madame, que Son Altesse royale avait toujours été fort sévère pour moi ; que ma pauvre figure avait eu le malheur de lui déplaire, et qu’elle désapprouvait hautement ma méthode de chant.

— Qui a pu vous faire de pareils mensonges ?

— C’est le roi qui en a menti, en ce cas ! répondit la jeune fille avec un peu de malice.

— C’était un piége, une épreuve tentée sur votre modestie et votre douceur, reprit madame de Kleist ; mais comme je tiens à vous prouver que, simple mortelle, je n’ai pas le droit de mentir comme un grand roi très malin, je veux vous emmener à l’heure même dans ma voiture, et vous présenter avec vos partitions chez la princesse.

— Et vous pensez, madame, qu’elle me fera un bon accueil ?

— Voulez-vous vous fier à moi ?

— Et si cependant vous vous trompez, madame, sur qui retombera l’humiliation ?

— Sur moi seule ; je vous autoriserai à dire partout que je me vante de l’amitié de la princesse, et qu’elle n’a pour moi ni estime ni déférence.

— Je vous suis, madame, dit la Porporina, en sonnant pour prendre son manchon et son mantelet. Ma toilette est fort simple ; mais vous me prenez à l’improviste.

— Vous êtes charmante ainsi, et vous allez trouver notre chère princesse dans un négligé encore plus simple. Venez ! »

La Porporina mit le rouleau mystérieux dans sa poche, chargea de partitions la voiture de madame de Kleist, et la suivit résolument, en se disant : Pour un homme qui a exposé sa vie pour moi, je puis bien m’exposer à faire antichambre pour rien chez une petite princesse.

Introduite dans un cabinet de toilette, elle y resta cinq minutes pendant lesquelles l’abbesse et sa confidente échangèrent ce peu de mots dans la pièce voisine :

« Madame, je vous l’amène ; elle est là.

— Déjà ? ô admirable ambassadrice ! Comment faut-il la recevoir ? comment est-elle ?

— Réservée, prudente ou niaise, profondément dissimulée ou admirablement bête.

— Oh ! nous verrons bien ! s’écria la princesse, dont les yeux brillèrent du feu d’un esprit exercé à la pénétration et à la méfiance. Qu’elle entre ! »

Pendant cette courte station dans le cabinet, la Porporina avait observé avec surprise le plus étrange attirail qui ait jamais décoré le sanctuaire des atours d’une belle princesse : sphères, compas, astrolabes, cartes astrologiques, bocaux remplis de mixtures sans nom, têtes de mort, enfin tout le matériel de la sorcellerie. « Mon ami ne se trompe pas, pensa-t-elle, et le public est bien informé des secrets de la sœur du roi. Il ne me paraît même pas qu’elle en fasse mystère, puisqu’on me laisse apercevoir ces objets bizarres. Allons, du courage. »

L’abbesse de Quedlimburg était alors âgée de vingt-huit à trente ans. Elle avait été jolie comme un ange ; elle l’était encore le soir aux lumières et à distance ; mais en la voyant de près, au grand jour, la Porporina s’étonna de la trouver flétrie et couperosée. Ses yeux bleus, qui avaient été les plus beaux du monde, désormais cernés de rouge comme ceux d’une personne qui vient de pleurer, avaient un éclat maladif et une transparence profonde qui n’inspirait point la confiance. Elle avait été adorée de sa famille et de toute la cour ; et, pendant longtemps, elle avait été la plus affable, la plus enjouée, la plus bienveillante et la plus gracieuse fille de roi dont le portrait ait jamais été tracé dans les romans à grands personnages de l’ancienne littérature patricienne. Mais, depuis quelques années, son caractère s’était altéré comme sa beauté. Elle avait des accès d’humeur, et même de violence, qui la faisaient ressembler à Frédéric par ses plus mauvais côtés. Sans chercher à se modeler sur lui, et même en le critiquant beaucoup en secret, elle était comme invinciblement entraînée à prendre tous les défauts qu’elle blâmait en lui, et à devenir maîtresse impérieuse et absolue, esprit sceptique et amer, savante étroite et dédaigneuse. Et pourtant, sous ces travers affreux qui l’envahissaient chaque jour fatalement, on voyait encore percer une bonté native, un sens droit, une âme courageuse, un cœur passionné. Que se passait-il donc dans l’âme de cette malheureuse princesse ? Un chagrin terrible la dévorait, et il fallait qu’elle l’étouffât dans son sein, qu’elle le portât stoïquement et d’un air enjoué devant un monde curieux, malveillant ou insensible. Aussi, à force de se farder et de se contraindre, avait-elle réussi à développer en elle deux êtres bien distincts : un qu’elle n’osait révéler presque à personne, l’autre qu’elle affichait avec une sorte de haine et de désespoir. On remarquait qu’elle était devenue plus vive et plus brillante dans la conversation ; mais cette gaieté inquiète et forcée était pénible à voir, et on ne pouvait s’en expliquer l’effet glacial et presque effrayant. Tour à tour sensible jusqu’à la puérilité, et dure jusqu’à la cruauté, elle étonnait les autres et s’étonnait elle-même. Des torrents de pleurs éteignaient les feux de sa colère, et puis tout à coup une ironie féroce, un dédain impie l’arrachaient à ces abattements salutaires qu’il ne lui était pas permis de nourrir et de montrer.

La première remarque que fit la Porporina, en l’abordant, fut celle de cette espèce de dualité dans son être. La princesse avait deux aspects, deux visages : l’un caressant, l’autre menaçant ; deux voix : l’une douce et harmonieuse, qui semblait lui avoir été donnée par le ciel pour chanter comme un ange ; l’autre rauque et âpre, qui semblait sortir d’une poitrine brûlante, animée d’un souffle diabolique. Notre héroïne, pénétrée de surprise devant un être si bizarre, partagée entre la peur et la sympathie, se demanda si elle allait être envahie et dominée par un bon ou par un mauvais génie.

De son côté, la princesse trouva la Porporina beaucoup plus redoutable qu’elle ne se l’était imaginé. Elle avait espéré que, dépouillée de ses costumes de théâtre et de ce fard qui enlaidit extrêmement les femmes, quoi qu’on en puisse dire, elle justifierait ce que madame de Kleist lui en avait dit pour la rassurer, qu’elle était plutôt laide que belle. Mais ce teint brun-clair, si uni et si pur, ces yeux noirs si puissants et si doux, cette bouche si franche, cette taille souple, aux mouvements si naturels et si aisés, tout cet ensemble d’une créature honnête, bonne et remplie du calme ou tout au moins de la force intérieure que donnent la droiture et la vraie sagesse, imposèrent à l’inquiète Amélie une sorte de respect et même de honte, comme si elle eût pressenti une âme inattaquable dans sa loyauté.

Les efforts qu’elle fit pour cacher son malaise furent remarqués de la jeune fille, qui s’étonna, comme on peut le croire, de voir une si haute princesse intimidée devant elle. Elle commença donc, pour ranimer une conversation qui tombait d’elle-même à chaque instant, à ouvrir une de ses partitions, où elle avait glissé la lettre cabalistique ; et elle s’arrangea de manière à ce que ce grand papier et ces gros caractères frappassent les regards de la princesse. Dès que l’effet fut produit, elle feignit de vouloir retirer cette feuille, comme si elle eût été surprise de la trouver là ; mais l’abbesse s’en empara précipitamment, en s’écriant :

« Qu’est-ce là, mademoiselle ? Au nom du ciel, d’où cela vous vient-il ?

— S’il faut l’avouer à Votre Altesse, répondit la Porporina d’un air significatif, c’est une opération astrologique que je me proposais de lui présenter, lorsqu’il lui plairait de m’interroger sur un sujet auquel je ne suis pas tout à fait étrangère. »

La princesse fixa ses yeux ardents sur la cantatrice, les reporta sur les caractères magiques, courut à l’embrasure d’une fenêtre, et, ayant examiné le grimoire un instant, elle fit un grand cri, et tomba comme suffoquée dans les bras de madame de Kleist, qui s’était élancée vers elle en la voyant chanceler.