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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

paraissaient troublées ; son âme était comme celle du Christ sur le Calvaire.

Je souffrais beaucoup, en le voyant tant souffrir : Spartacus était ferme comme un homme qui consulte les oracles.

« Seigneur ! Seigneur ! s’écria le prophète après avoir longtemps pleuré et gémi, ayez pitié de nous. Nous sommes dans votre main, faites de nous ce que vous voudrez. »

En prononçant ces dernières paroles, Trismégiste étendit ses mains pour chercher celles de sa femme et de son fils, comme s’il eût été instantanément privé de la vue. Les petites filles vinrent se presser tout effrayées sur son cœur, et ils restèrent tous enlacés dans le plus profond silence. Les traits de la Zingara exprimaient la terreur, et le jeune Zdenko interrogeait avec effroi les regards de sa mère. Spartacus ne les voyait pas. La vision du poëte se peignait-elle encore devant ses yeux ? Enfin, il se rapprocha du groupe, et la Zingara lui fit signe de ne pas réveiller son mari. Il avait les yeux ouverts et fixes devant lui, soit qu’il dormît à la manière des somnambules, soit qu’il vît s’effacer lentement à l’horizon les rêves qui l’avaient agité. Au bout d’un quart d’heure, il respira fortement, ses yeux s’animèrent, et il rapprocha de son sein sa femme et son fils, qu’il y tint longtemps embrassés.

Puis il se leva, et fit signe qu’il désirait se remettre en route.

« Le soleil est bien chaud pour toi à cette heure, lui dit la Consuelo ; ne préfères-tu pas faire la sieste sous ces arbres ?

— Ce soleil est bon, répondit-il avec un sourire ingénu, et si tu ne le crains pas plus que de coutume, il me fera grand bien. »

Chacun reprit son fardeau, le père le sac de voyage, le jeune homme les instruments de musique, et la mère les mains de ses deux filles.

« Vous m’avez fait souffrir, dit-elle à Spartacus ; mais je sais qu’il faut souffrir pour la vérité.

— Ne craignez-vous pas que cette crise n’ait des suites fâcheuses ? lui demandai-je avec émotion. Laissez-moi vous suivre encore, je puis vous être utile.

— Soyez béni de votre charité, reprit-elle, mais ne nous suivez pas. Je ne crains rien pour lui, qu’un peu de mélancolie, durant quelques heures. Mais il y avait dans ce lieu-ci un danger, un souvenir affreux, dont vous l’avez préservé en l’occupant d’autres pensées. Il avait voulu y venir, et, grâce à vous, il n’a pas même reconnu l’endroit. Je vous bénis donc de toutes façons, et vous souhaite l’occasion et les moyens de servir Dieu de toute votre volonté et de toute votre puissance. »

Je retins les enfants pour les caresser et pour prolonger les instants qui s’envolaient ; mais leur mère me les reprit, et je me sentis comme abandonné de tous, quand elle me dit adieu pour la dernière fois.

Trismégiste ne nous fit point d’adieux : il semblait qu’il nous eût oubliés. Sa femme nous conjura de ne pas le distraire. Il descendit la colline d’un pied ferme. Son visage était calme, et il aidait, avec une sorte de gaieté heureuse, sa fille aînée à sauter les buissons et les rochers.

Le beau Zdenko marchait derrière lui avec sa mère et sa plus jeune sœur. Nous les suivîmes longtemps des yeux sur le chemin sablé d’or, le chemin sans maître de la forêt. Enfin, ils se perdirent derrière les sapins ; et au moment où elle allait disparaître la dernière, nous vîmes la Zingara enlever sa petite Wenceslawa et la placer sur son épaule robuste. Puis elle se hâta de rejoindre sa chère caravane, alerte comme une vraie fille de Bohême, poétique comme la bonne déesse de la pauvreté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et nous aussi, nous sommes en route, nous marchons ! La vie est un voyage qui a la vie pour but, et non la mort, comme on le dit dans un sens matériel et grossier. Nous avons consolé de notre mieux les habitants du hameau, et nous avons laissé le vieux Zdenko attendant son lendemain : nous avons rejoint nos frères à Pilsen, où je vous ai écrit ce récit, et nous allons repartir pour d’autres recherches. Et vous aussi, ami ! tenez-vous prêt au voyage sans repos, à l’action sans défaillance : nous allons au triomphe ou au martyre[1] !


FIN DE LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.
  1. Martinowicz, à qui cette lettre était adressée, savant distingué et illuminé enthousiaste, eut la tête tranchée à Buda en 1793, avec plusieurs seigneurs hongrois, ses complices dans la conspiration.