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UN HIVER À MAJORQUE.

qué à toutes les convenances, et je me hâtai de renvoyer l’équipage sans m’en être servi.

J’ai pourtant trouvé des exceptions à cette règle, mais c’est de la part de personnes qui avaient voyagé, et qui, sachant bien le monde, étaient véritablement de tous les pays. Si d’autres étaient portées à l’obligeance et à la franchise par la bonté de leur cœur, aucune (il est bien nécessaire de le dire pour constater la gêne que la douane et le manque d’industrie ont apportée dans ce pays si riche), aucune n’eût pu nous céder un coin de sa maison sans s’imposer de tels embarras et de telles privations, que nous eussions été véritablement indiscrets de l’accepter.

Ces impossibilités de leur part, nous fûmes bien à même de les reconnaître lorsque nous cherchâmes à nous installer. Il était impossible de trouver dans toute la ville un seul appartement qui fût habitable.

Un appartement à Palma se compose de quatre murs absolument nus, sans portes ni fenêtres. Dans la plupart des maisons bourgeoises, on ne se sert pas de vitres ; et lorsqu’on veut se procurer cette douceur, bien nécessaire en hiver, il faut faire faire les châssis. Chaque locataire, en se déplaçant (et l’on ne se déplace guère), emporte donc les fenêtres, les serrures, et jusqu’aux gonds des portes. Son successeur est obligé de commencer par les remplacer, à moins qu’il n’ait le goût de vivre en plein vent, et c’est un goût fort répandu à Palma.

Or, il faut au moins six mois pour faire faire non seulement les portes et fenêtres, mais les lits, les tables, les chaises, tout enfin, si simple et si primitif que soit l’ameublement. Il y a fort peu d’ouvriers ; ils ne vont pas vite, ils manquent d’outils et de matériaux. Il y a toujours quelque raison pour que le Majorquin ne se presse pas. La vie est si longue ! Il faut être Français, c’est-à-dire extravagant et forcené, pour vouloir qu’une chose soit faite tout de suite. Et si vous avez attendu déjà six mois, pourquoi n’attendriez-vous pas six mois de plus ? Et si vous n’êtes pas content du pays, pourquoi y restez-vous ? Avait-on besoin de vous ici ? On s’en passait fort bien. Vous croyez donc que vous allez mettre tout sens dessus dessous ? Oh ! que non pas ! Nous autres, voyez-vous, nous laissons dire, et nous faisons à notre guise. — Mais n’y a-t-il donc rien à louer ? — Louer ? qu’est-ce que cela ? louer des meubles ? Est-ce qu’il y en a de trop pour qu’on en loue ? — Mais il n’y en a donc pas à vendre ? — Vendre ? il faudrait qu’il y en eût de tout faits. Est-ce qu’on a du temps de reste pour faire des meubles d’avance ? Si vous en voulez, faites-en venir de France, puisqu’il y a de tout dans ce pays là. — Mais pour faire venir de France, il faut attendre six mois tout au moins, et payer les droits. Or donc, quand on fait la sottise de venir ici, la seule manière de la réparer, c’est de s’en aller ? — C’est ce que je vous conseille, ou bien prenez patience, beaucoup de patience ; mucha calma, c’est là sagesse majorquine.

Nous allions mettre ce conseil à profit, lorsqu’on nous rendit, à bonne intention certainement, le mauvais service de nous trouver une maison de campagne à louer.

C’était la villa d’un riche bourgeois qui pour un prix très-modéré, selon nous, mais assez élevé pour le pays (environ cent francs par mois), nous abandonna toute son habitation. Elle était meublée comme toutes les maisons de plaisance du pays. Toujours les lits de sangle ou de bois peint en vert, quelques-uns composés de deux tréteaux sur lesquels on pose deux planches et un mince matelas ; les chaises de paille ; les tables de bois brut ; les murailles nues bien blanchies à la chaux, et, par surcroît de luxe, des fenêtres vitrées dans presque toutes les chambres ; enfin, en guise de tableaux, dans la pièce qu’on appelait le salon, quatre horribles devants de cheminée, comme ceux qu’on voit dans nos plus misérables auberges de village, et que le señor Gomez, notre propriétaire, avait eu la naïveté de faire encadrer avec soin comme des estampes précieuses, pour en décorer les lambris de son manoir. Du reste, la maison était vaste, aérée (trop aérée), bien distribuée, et dans une très-riante situation, au pied de montagnes aux flancs arrondis et fertiles, au fond d’une vallée plantureuse que terminaient les murailles jaunes de Palma, la masse de sa cathédrale, et la mer étincelante à l’horizon.

Les premiers jours que nous passâmes dans cette retraite furent assez bien remplis par la promenade et la douce flânerie à laquelle nous conviaient un climat délicieux, une nature charmante et tout à fait neuve pour nous.

Je n’ai jamais été bien loin de mon pays, quoique j’aie passé une grande partie de ma vie sur les chemins. C’était donc la première fois que je voyais une végétation et des aspects de terrain essentiellement différents de ceux que présentent nos latitudes tempérées. Lorsque je vis l’Italie, je débarquai sur les plages de la Toscane, et l’idée grandiose que je m’étais faite de ces contrées m’empêcha d’en goûter la beauté pastorale et la grâce riante. Aux bords de l’Arno, je me croyais sur les rives de l’Indre, et j’allai jusqu’à Venise sans m’étonner ni m’émouvoir de rien. Mais à Majorque il n’y avait pour moi aucune comparaison à faire avec des sites connus. Les hommes, les maisons, les plantes, et jusqu’aux moindres cailloux du chemin, avaient un caractère à part. Mes enfants en étaient si frappés, qu’ils faisaient collection de tout, et prétendaient remplir nos malles de ces beaux pavés de quartz et de marbres veinés de toutes couleurs, dont les talus à pierres sèches bordent tous les enclos. Aussi les paysans, en nous voyant ramasser jusqu’aux branches mortes, nous prenaient les uns pour des apothicaires, les autres nous regardaient comme de francs idiots.


VI.

L’île doit la grande variété de ses aspects au mouvement perpétuel que présente un sol labouré et tourmenté par des cataclysmes postérieurs à ceux du monde primitif. La partie que nous habitions alors, nommée Establiments, renfermait, dans un horizon de quelques lieues, des sites fort divers.

Autour de nous, toute la culture, inclinée sur des tertres fertiles, était disposée en larges gradins irrégulièrement jetés autour de ces monticules. Cette culture en terrasse, adoptée dans toutes les parties de l’île, que les pluies et les crues subites des ruisseaux menacent continuellement, est très-favorable aux arbres, et donne à la campagne l’aspect d’un verger admirablement soigné.

À notre droite, les collines s’élevaient progressivement depuis le pâturage en pente douce jusqu’à la montagne couverte de sapins. Au pied de ces montagnes coule, en hiver et dans les orages de l’été, un torrent qui ne présentait encore à notre arrivée qu’un lit de cailloux en désordre. Mais les belles mousses qui couvraient ces pierres, les petits ponts verdis par l’humidité, fendus par la violence des courants, et à demi cachés dans les branches pendantes des saules et des peupliers, l’entrelacement de ces beaux arbres sveltes et touffus qui se penchaient pour faire un berceau de verdure d’une rive à l’autre, un mince filet d’eau qui courait sans bruit parmi les joncs et les myrtes, et toujours quelque groupe d’enfants, de femmes et de chèvres accroupis dans les encaissements mystérieux, faisaient de ce site quelque chose d’admirable pour la peinture. Nous allions tous les jours nous promener dans le lit du torrent, et nous appelions ce coin de paysage le Poussin, parce que cette nature libre, élégante et fière dans sa mélancolie, nous rappelait les sites que ce grand maître semble avoir chéris particulièrement.

À quelques centaines de pas de notre ermitage, le torrent se divisait en plusieurs ramifications, et son cours semblait se perdre dans la plaine. Les oliviers et les caroubiers pressaient leurs rameaux au-dessus de la terre labourée, et donnaient à cette région cultivée l’aspect d’une forêt.