Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/226

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
36
UN HIVER À MAJORQUE.

et adorer l’Éternel dans le plus beau temple que jamais il ait ouvert à l’homme dans le sein de la nature. Telles me parurent au premier abord les ineffables jouissances du chartreux, telles je me les promis à moi-même en m’installant dans une de ces cellules qui semblaient avoir été disposées pour satisfaire les magnifiques caprices d’imagination ou de rêverie d’une phalange choisie de poëtes et d’artistes.

Mais quand on se représente l’existence d’un homme sans intelligence et par conséquent sans rêverie et sans méditation, sans foi peut-être, c’est-à-dire sans enthousiasme et sans recueillement, enfouie dans cette cellule aux murs massifs, muets et sourds, soumise aux abrutissantes privations de la règle, et forcée d’en observer la lettre sans en comprendre l’esprit, condamnée à l’horreur de la solitude, réduite à n’apercevoir que de loin, du haut des montagnes, l’espèce humaine rampant au fond de la vallée, à rester éternellement étrangère à quelques autres âmes captives, vouées au même silence, enfermées dans la même tombe, toujours voisines et toujours séparées, même dans la prière ; enfin quand on se sent soi-même, être libre et pensant, conduit par sympathie à de certaines terreurs et à de certaines défaillances, tout cela redevient triste et sombre comme une vie de néant, d’erreur et d’impuissance.

Alors on comprend l’ennui incommensurable de ce moine pour qui la nature a épuisé ses plus beaux spectacles, et qui n’en jouit pas, parce qu’il n’a point un autre homme à qui faire partager sa jouissance ; la tristesse brutale de ce pénitent qui ne souffre plus que du froid et du chaud, comme un animal, comme une plante ; et le refroidissement mortel de ce chrétien chez qui rien ne ranime et ne vivifie l’esprit d’ascétisme. Condamné à manger seul, à travailler seul, à souffrir et à prier seul, il ne doit plus avoir qu’un besoin, celui d’échapper à cette épouvantable claustration ; et l’on m’a dit que les derniers chartreux s’en faisaient si peu faute, que certains d’entre eux s’absentaient des semaines et des mois entiers sans qu’il fût possible au prieur de les faire rentrer dans l’ordre.

Je crains bien d’avoir fait une longue et minutieuse description de notre Chartreuse, sans avoir donné la moindre idée de ce qu’elle eut pour nous d’enchanteur au premier abord, et de ce qu’elle perdit de poésie à nos yeux quand nous l’eûmes bien interrogée. J’ai cédé, comme je fais toujours, à l’ascendant de mes souvenirs, et maintenant que j’ai tâché de communiquer mes impressions, je me demande pourquoi je n’ai pas pu dire en vingt lignes ce que j’ai dit en vingt pages, à savoir que le repos insouciant de l’esprit, et tout ce qui le provoque, paraissent délicieux à une âme fatiguée, mais qu’avec la réflexion ce charme s’évanouit. C’est qu’il n’appartient qu’au génie de tracer une vive et complète peinture en un seul trait de pinceau. Lorsque M. La Mennais visita les camaldules de Tivoli, il fut saisi du même sentiment, et il l’exprima en maître :

« Nous arrivâmes chez eux, dit-il, à l’heure de la prière commune. Ils nous parurent tous d’un âge assez avancé, et d’une stature au-dessus de la moyenne. Rangés des deux côtés de la nef, ils demeurèrent après l’office à genoux, immobiles, dans une méditation profonde. On eût dit que déjà ils n’étaient plus de la terre ; leur tête chauve ployait sous d’autres pensées et d’autres soucis ; nul mouvement d’ailleurs, nul signe extérieur de vie ; enveloppés de leur long manteau blanc, ils ressemblaient à ces statues qui prient sur les vieux tombeaux.

« Nous concevons très-bien le genre d’attrait qu’a, pour certaines âmes fatiguées du monde et désabusées de ses illusions, cette existence solitaire. Qui n’a point aspiré à quelque chose de pareil ? Qui n’a pas, plus d’une fois, tourné ses regards vers le désert et rêvé le repos en un coin de la forêt, ou dans la grotte de la montagne, près de la source ignorée où se désaltèrent les oiseaux du ciel ?

« Cependant telle n’est pas la vraie destinée de l’homme : il est né pour l’action ; il a sa tâche qu’il doit accomplir. Qu’importe qu’elle soit rude ? n’est-ce point à l’amour qu’elle est proposée ? » (Affaires de Rome.)

Cette courte page, si pleine d’images, d’aspirations, d’idées et de réflexions profondes, jetée comme par hasard au milieu du récit des explications de M. La Mennais avec le saint-siège, m’a toujours frappé, et je suis certain qu’un jour elle fournira à quelque grand peintre le sujet d’un tableau. D’un côté, les camaldules en prières, moines obscurs, paisibles, à jamais inutiles, à jamais impuissants, spectres affaissés, dernières manifestations d’un culte près de rentrer dans la nuit du passé, agenouillés sur la pierre du tombeau, froids et mornes comme elle ; de l’autre, l’homme de l’avenir, le dernier prêtre, animé de la dernière étincelle du génie de l’Église, méditant sur le sort de ces moines, les regardant en artiste, les jugeant en philosophe. Ici, les lévites de la mort immobiles sous leurs suaires ; là, l’apôtre de la vie, voyageur infatigable dans les champs infinis de la pensée, donnant déjà un dernier adieu sympathique à la poésie du cloître, et secouant de ses pieds la poussière de la ville des papes, pour s’élancer dans la voie sainte de la liberté morale.

Je n’ai point recueilli d’autres faits historiques sur ma Chartreuse que celui de la prédication de saint Vincent Ferrier à Valldemosa, et c’est encore à M. Tastu que j’en dois la relation exacte. Cette prédication fut l’événement important de Majorque en 1413, et il n’est pas sans intérêt d’apprendre avec quelle ardeur on désirait un missionnaire dans ce temps-là, et avec quelle solennité on le recevait.

« Dès l’année 1409, les Mallorquins, réunis en grande assemblée, décidèrent qu’on écrirait à maître Vincent Ferrer, ou Ferrier, pour l’engager à venir prêcher à Mallorca. Ce fut don Louis de Prades, évêque de Mallorca, camerlingue du pape Benoît xiii (l’anti-pape Pierre de Luna), qui écrivit, en 1412, aux jurats de Valence une lettre pour implorer l’assistance apostolique de maître Vincent, et qui, l’année suivante, l’attendit à Barcelone et s’embarqua avec lui pour Palma. Dès le lendemain de son arrivée, le saint missionnaire commença ses prédications et ordonna des processions de nuit. La plus grande sécheresse régnait dans l’île ; mais au troisième sermon de maître Vincent, la pluie tomba. Ces détails furent ainsi mandés au roi Ferdinand par son procureur royal don Pedro de Casaldaguila :

« Très-haut, très-excellent prince et victorieux seigneur, j’ai l’honneur de vous annoncer que maître Vincent est arrivé dans cette cité le premier jour de septembre, et qu’il y a été solennellement reçu. Le samedi au matin, il a commencé à prêcher devant une foule immense, qui l’écoute avec tant de dévotion, que toutes les nuits on fait des processions dans lesquelles on voit des hommes, des femmes et des enfants se flageller. Et comme depuis longtemps il n’était tombé de l’eau, le Seigneur Dieu, touché des prières des enfants et du peuple, a voulu que ce royaume, qui périssait par la sécheresse, vît tomber, dès le troisième sermon, une pluie abondante sur toute l’île, ce qui a beaucoup réjoui les habitants.

« Que Notre-Seigneur Dieu vous aide longues années, très-victorieux seigneur, et exhausse votre royale couronne.

« Mallorca, 11 septembre 1413. »

« La foule qui voulait entendre le saint missionnaire croissait de telle façon, que, ne pouvant l’admettre dans la vaste église du couvent de Saint-Dominique, on fut obligé de lui livrer l’immense jardin du couvent, en dressant des échafauds et abattant des murailles.

« Jusqu’au 3 octobre, Vincent Ferrier prêcha à Palma, d’où il partit pour visiter l’île. Sa première station fut à Valldemosa, dans le monastère qui devait le recevoir et le loger, et qu’il avait choisi sans doute en considération de son frère Boniface, général de l’ordre des chartreux. Le prieur de Valldemosa était venu le prendre à Palma et voyageait avec lui. À Valldemosa plus encore qu’à