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SPIRIDION.

l’homme ; ce fut en plein midi, par un jour brûlant et à la clarté du soleil que je voulus m’engager. La chaleur étant accablante, le Prieur avait, comme il arrive quelquefois dans cette saison, accordé à la communauté une heure de sieste à midi. J’étais donc parfaitement seul dans l’église ; un profond silence régnait partout ; on n’entendait même pas le bruit accoutumé des jardiniers au dehors, et les oiseaux, plongés dans une sorte de recueillement extatique, avaient cessé leurs chants.

« Mon âme se dilatait dans son orgueilleux enthousiasme ; les idées les plus riantes et les plus poétiques se pressaient dans mon cerveau en même temps qu’une confiance audacieuse gonflait ma poitrine. Tous les objets sur lesquels errait ma vue semblaient se parer d’une beauté inconnue. Les lames d’or du tabernacle étincelaient comme si une lumière céleste était descendue sur le Saint des saints. Les vitraux coloriés, embrasés par le soleil, se reflétant sur le pavé, formaient entre chaque colonne une large mosaïque de diamants et de pierres précieuses. Les anges de marbre semblaient, amollis par la chaleur, incliner leurs fronts, et, comme de beaux oiseaux, vouloir cacher sous leurs ailes leurs têtes charmantes, fatiguées du poids des corniches. Les battements égaux et mystérieux de l’horloge ressemblaient aux fortes vibrations d’une poitrine embrasée d’amour, et la flamme blanche et mate de la lampe qui brûle incessamment devant l’autel, luttant avec l’éclat du jour, était pour moi l’emblème d’une intelligence enchaînée sur la terre qui aspire sans cesse à se fondre dans l’éternel foyer de l’intelligence divine. Ce fut dans cet instant de béatitude intellectuelle et physique que je prononçai à demi-voix la formule de mon vœu. Mais à peine avais-je commencé que j’entendis la porte placée au fond du chœur s’ouvrir doucement, et des pas que je reconnus, car nuls pas humains ne purent jamais se comparer à ceux-là, retentirent dans le silence du lieu saint avec une indicible harmonie. Ils approchaient de moi, et ne s’arrêtèrent qu’à la place où j’étais agenouillé. Saisi de respect et transporté de joie, j’élevai la voix, et j’achevai distinctement la formule que je n’avais pas interrompue. Quand elle fut finie, je me retournai croyant trouver debout derrière moi celui que j’avais déjà vu au lit de mort de Fulgence ; mais je ne vis personne. L’esprit s’était manifesté à un seul de mes sens. Je n’étais pas encore digne apparemment de le revoir. Il reprit sa marche invisible, et, passant devant moi, il se perdit peu à peu dans l’éloignement. Quand il me parut avoir atteint la grille du chœur, tout rentra dans le silence. Je me reprochai alors de ne lui avoir point adressé la parole. Peut-être m’eût-il répondu, peut-être était-il mécontent de mon silence, et n’eût-il attendu qu’un élan plus vif de mon cœur vers lui pour se manifester davantage. Cependant je n’osai marcher sur ses traces ni invoquer son retour ; car il se mêlait une grande crainte à l’attrait irrésistible que j’éprouvais pour lui. Ce n’était pas cette terreur puérile que les hommes faibles ressentent à l’aspect d’une perturbation quelconque des faits ordinairement accessibles à leurs perceptions bornées. Ces perturbations rares et exceptionnelles, qu’on appelle à tort faits prodigieux et surnaturels, tout inexplicables qu’elles étaient pour mon ignorance, ne me causaient aucun effroi. Mais le respect que m’inspirait, après sa mort, cet homme supérieur, je l’eusse éprouvé presque au même degré si je l’eusse vu durant sa vie. Je ne pensais pas qu’il fût investi par aucune puissance invisible du droit de me nuire ou de m’effrayer ; je savais qu’à l’état de pur esprit il devait lire en moi et comprendre ce qui s’y passait avec plus de force et de pénétration encore qu’il ne l’eût fait lorsque son âme était emprisonnée dans la matière. Au contraire de ces caractères timides qui eussent tremblé de le voir, je ne craignais qu’une chose, c’était de ne jamais lui sembler digne de le voir une seconde fois. Lorsque j’eus perdu l’espérance de le contempler ce jour-là, je demeurai triste et humilié. J’étais arrivé à me persuader qu’il n’était point mort hérétique, et que son âme ne subissait pas les tourments du purgatoire, mais qu’au contraire elle jouissait dans les cieux d’une éternelle béatitude. Ses apparitions étaient une grâce, une bénédiction d’en haut, un miracle qui s’était accompli en faveur de Fulgence et de moi ; c’était pour moi un doux et glorieux souvenir ; mais je n’osais demander plus qu’il ne m’était accordé.

« Dès ce jour, je m’adonnai au travail avec ardeur, et, en moins de deux années j’avais dévoré tous les volumes de notre bibliothèque qui traitaient des sciences, de l’histoire et de la philosophie. Mais quand j’eus franchi ce premier pas, je m’aperçus que je n’avais rien fait que de tourner dans le cercle restreint où le catholicisme avait enfermé ma vie passée. Je me sentais fatigué, et je voyais bien que je n’avais pas travaillé ; mon esprit était attiédi et affaissé sous le poids de ces controverses incroyablement subtiles et patientes du moyen âge, que j’avais abordées courageusement. Ma confiance dans l’infaillibilité de l’Église n’avait pas eu le moindre combat à soutenir, puisque tous ces écrits tendaient à proclamer et à défendre les oracles de Rome ; mais précisément cette lutte sans adversaire et cette victoire sans péril me laissaient froid et mécontent. Ma foi avait perdu cette vigueur aventureuse, ce charme de sublime poésie qu’elle avait eus auparavant. Les grands éclairs de génie qui traversaient ce fatras d’écrits scolastiques ne compensaient pas l’inutilité verbeuse de la plupart d’entre eux. D’ailleurs, ces réfutations véhémentes de doctrines qu’il était défendu d’examiner ne pouvaient satisfaire un esprit qui s’était imposé la tâche de connaître et de comprendre par lui-même. Je résolus de lire les écrits des hérétiques. La bibliothèque du couvent n’était pas comme aujourd’hui rassemblée dans plusieurs pièces réunies sous la même clef. La collection des auteurs hérétiques, impies et profanes, que Spiridion avait tant de fois interrogée, était restée enfouie dans une pièce inaccessible aux jeunes religieux, et très-éloignée de la bibliothèque sacrée. Ce cabinet réservé était situé au bout de la grande salle du chapitre, celle même où jadis l’abbé Spiridion, avant et après sa mort, s’était promené si solennellement à certaines heures. Cette précieuse collection était restée pour les uns un objet d’horreur et d’effroi, pour la plupart un objet d’indifférence et de mépris. Un statut du fondateur en interdisait la destruction ; l’ignorance et la superstition en gardaient l’entrée. Je fus le premier peut-être, depuis le temps d’Hébronius, qui osa secouer la poussière de ces livres vénérables.

« Je ne pris pas une telle résolution sans une secrète épouvante ; mais il faut dire aussi qu’il s’y mêlait une curiosité ardente et pleine de joie. L’émotion solennelle que j’éprouvais en entrant dans ce sanctuaire avait donc plus de charme que d’angoisse, et je franchis le seuil tellement absorbé par mes sensations intimes que je ne songeai même pas à demander la permission aux supérieurs. Cette permission ne s’obtenait pas aisément, comme tu peux le croire, Angel ; peut-être même ne s’obtenait-elle pas du tout ; car j’ignore si jamais aucun de nous avait eu le courage de la demander ou l’art de se la faire octroyer.

« Pour moi, je n’y pensai seulement pas. La lutte qui s’était livrée au dedans de moi, lorsque ma soif de science s’était trouvée aux prises avec les résistances de ma foi, avait une bien autre importance que tous les combats où j’eusse pu m’engager avec des hommes. Dans cette circonstance comme dans tout le cours de ma vie, j’ai senti que j’étais doué d’une singulière insouciance pour les choses extérieures, et que le seul être qui pût m’effrayer, c’était moi-même.

« J’aurais pu pénétrer la nuit dans cet asile à l’aide de quelque fausse clef, prendre les livres que je voulais étudier, les emporter et les cacher dans ma cellule. Cette prudence et cette dissimulation étaient contraires à mes instincts. J’entrai en plein jour, à l’heure de midi, dans la salle du chapitre ; je la parcourus dans sa longueur d’un pas assuré, et sans regarder derrière moi si quelqu’un me suivait. J’allai droit à la porte… porte fatale sur laquelle le destin avait écrit pour moi les paroles de Dante :

Per me si va nell’ eterno dolore.