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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

— Comme elle parle d’histoire et de philosophie ! s’écria la princesse en regardant madame de Kleist : qui m’eût jamais voulu dire qu’une fille de théâtre comprendrait ces choses-là comme moi qui ai passé ma vie à les étudier dans les livres ? Quand je te le disais, de Kleist, qu’il y avait parmi ces êtres que l’opinion des cours relègue aux derniers rangs de la société, des intelligences égales, sinon supérieures, à celles qu’on forme aux premiers avec tant de soin et de dépense !

— Hélas ! madame, reprit la Porporina, je suis fort ignorante, et je n’avais jamais rien lu avant mon séjour à Riesenburg. Mais là j’ai tant entendu parler de ces choses, et j’ai été forcée de tant réfléchir pour comprendre ce qui se passait dans l’esprit d’Albert, que j’ai fini par m’en faire une idée.

— Oui, mais tu es devenue mystique et un peu folle toi-même, mon enfant ! Admire les campagnes de Jean Ziska et le génie républicain de la Bohême, j’y consens, j’ai des idées tout aussi républicaines que toi là-dessus peut-être ; car, moi aussi, l’amour m’a révélé une vérité contraire à celle que mes pédants m’avaient enseignée sur les droits des peuples et le mérite des individus ; mais je ne partage pas ton admiration pour le fanatisme taborite et pour leur délire d’égalité chrétienne. Ceci est absurde, irréalisable, et entraîne à des excès féroces. Qu’on renverse les trônes, j’y consens, et… j’y travaillerais au besoin ! Qu’on fasse des républiques à la manière de Sparte, d’Athènes, de Rome, ou de l’antique Venise : voilà ce que je puis admettre. Mais tes sanguinaires et crasseux taborites ne me vont pas plus que les Vaudois de flamboyante mémoire, les odieux Anabaptistes de Munster et les Picards de la vieille Allemagne.

— J’ai ouï dire au comte Albert que tout cela n’était pas précisément la même chose, reprit modestement Consuelo ; mais je n’oserais discuter avec Votre Altesse sur des matières qu’elle a étudiées. Vous avez ici des historiens et des savants qui se sont occupés de ces graves matières, et vous pouvez juger, mieux que moi, de leur sagesse et de leur justice. Cependant, quand même j’aurais le bonheur d’avoir toute une académie pour m’instruire, je crois que mes sympathies ne changeraient pas. Mais je reprends mon récit.

— Oui, je t’ai interrompue par des réflexions pédantes, et je t’en demande pardon. Poursuis. Le comte Albert, engoué des exploits de ses pères (cela est bien concevable et bien pardonnable), amoureux de toi, d’ailleurs, ce qui est plus naturel et plus légitime encore, n’admettait pas que tu ne fusses pas son égale devant Dieu et devant les hommes ? Il avait bien raison, mais ce n’était pas un motif pour déserter la maison paternelle, et pour laisser tout son monde dans la désolation.

— C’est là que j’en voulais venir, reprit Consuelo ; il allait rêver et méditer depuis longtemps dans la grotte des Hussites au Schreckenstein, et il s’y plaisait d’autant plus, que lui seul, et un pauvre paysan fou qui le suivait dans ses promenades, avaient connaissance de ces demeures souterraines. Il prit l’habitude de s’y retirer chaque fois qu’un chagrin domestique ou une émotion violente lui faisaient perdre l’empire de sa volonté. Il sentait venir ses accès, et, pour dérober son délire à des parents consternés, il gagnait le Schreckenstein par un conduit souterrain qu’il avait découvert, et dont l’entrée était une citerne située auprès de son appartement, dans un parterre de fleurs. Une fois arrivé à sa caverne, il oubliait les heures, les jours et les semaines. Soigné par Zdenko, ce paysan poëte et visionnaire, dont l’exaltation avait quelques rapports avec la sienne, il ne songeait plus à revoir la lumière et à retrouver ses parents que lorsque l’accès commençait à passer ; et malheureusement ses accès devenaient chaque fois plus intenses et plus longs à dissiper. Une fois enfin, il resta si longtemps absent, qu’on le crut mort, et que j’entrepris de découvrir le lieu de sa retraite. J’y parvins avec beaucoup de peine et de dangers. Je descendis dans cette citerne, qui se trouvait dans ses jardins, et par laquelle j’avais vu, une nuit, sortir Zdenko à la dérobée. Ne sachant pas me diriger dans ces abîmes, je faillis y perdre la vie. Enfin je trouvai Albert ; je réussis à dissiper la torpeur douloureuse où il était plongé ; je le ramenai à ses parents, et je lui fis jurer qu’il ne retournerait jamais sans moi dans la fatale caverne. Il céda ; mais il me prédit que c’était le condamner à mort ; et sa prédiction ne s’est que trop réalisée !

— Comment cela ? C’était le rendre à la vie, au contraire.

— Non, madame, à moins que je ne parvinsse à l’aimer, et à n’être jamais pour lui une cause de douleur.

— Quoi ! tu ne l’aimais pas ? tu descendais dans un puits, tu risquais ta vie dans ce voyage souterrain…

— Où Zdenko l’insensé, ne comprenant pas mon dessein, et jaloux, comme un chien fidèle et stupide, de la sécurité de son maître, faillit m’assassiner. Un torrent faillit m’engloutir. Albert, ne me reconnaissant pas d’abord, faillit me faire partager sa folie, car la frayeur et l’émotion rendent les hallucinations contagieuses… Enfin, il fut repris d’un accès de délire en me ramenant dans le souterrain, et manqua m’y abandonner en me fermant l’issue… Et je m’exposai à tout cela sans aimer Albert.

— Alors tu avais fait un voeu à Maria del Consuelo pour opérer sa délivrance ?

— Quelque chose comme cela, en effet, répondit la Porporina avec un triste sourire ; un mouvement de tendre pitié pour sa famille, de sympathie profonde pour lui, peut-être un attrait romanesque, de l’amitié sincère à coup sûr, mais pas l’apparence d’amour, du moins rien de semblable à cet amour aveugle, enivrant et suave que j’avais éprouvé pour l’ingrat Anzoleto, et dans lequel je crois bien que mon cœur s’était usé prématurément !… Que vous dirais-je, Madame ? à la suite de cette terrible expédition, j’eus un transport au cerveau, et je fus à deux doigts de la mort. Albert, qui est aussi grand médecin que grand musicien, me sauva. Ma lente convalescence, et ses soins assidus nous mirent sur un pied d’intimité fraternelle. Sa raison revint entièrement. Son père me bénit et me traita comme une fille chérie. Une vieille tante bossue, la chanoinesse Wenceslawa, ange de tendresse et patricienne remplie de préjugés, se fût résignée elle-même à m’accepter, Albert implorait mon amour. Le comte Christian en vint jusqu’à se faire l’avocat de son fils. J’étais émue, j’étais effrayée ; j’aimais Albert comme on aime la vertu, la vérité, le beau idéal ; mais j’avais encore peur de lui ; je répugnais à devenir comtesse, à faire un mariage qui soulèverait contre lui et contre sa famille la noblesse du pays, et qui me ferait accuser de vues sordides et de basses intrigues. Et puis, faut-il l’avouer ? c’est là mon seul crime peut-être !… je regrettais ma profession, ma liberté, mon vieux maître, ma vie d’artiste, et cette arène émouvante du théâtre, où j’avais paru un instant pour briller et disparaître comme un météore ; ces planches brûlantes où mon amour s’était brisé, mon malheur consommé, que je croyais pouvoir maudire et mépriser toujours, et où cependant je rêvais toutes les nuits que j’étais applaudie ou sifflée… Cela doit vous sembler étrange et misérable ; mais quand on a été élevée pour le théâtre, quand on a travaillé toute sa vie pour livrer ces combats et remporter ces victoires, quand on y a gagné les premières batailles, l’idée de n’y jamais retourner est aussi effrayante que vous le serait, Madame et chère Amélie, celle de n’être plus princesse que sur des tréteaux, comme je le suis maintenant deux fois par semaine…

— Tu te trompes, tu déraisonnes, amie ! Si je pouvais devenir de princesse, artiste, j’épouserais Trenck, et je serais heureuse. Tu ne voulais pas devenir d’artiste, princesse pour épouser Rudolstadt. Je vois bien que tu ne l’aimais pas ! mais ce n’est pas ta faute… on n’aime pas qui l’on veut !

— Madame, voilà un aphorisme dont je voudrais bien pouvoir me convaincre ; ma conscience serait en repos. Mais c’est à résoudre ce problème que j’ai employé ma vie, et je n’en suis pas encore venue à bout.

— Voyons, dit la princesse ; ceci est un fait grave, et, comme abbesse, je dois essayer de prononcer sur les cas