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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

qui s’ouvrait au fond de la galerie, entendirent distinctement le bruit sec d’un balai qui frappait inégalement les degrés de pierre, et qui semblait se rapprocher en montant de marche en marche, comme eût fait un valet pressé de terminer son ouvrage.

La princesse hésita un instant, puis elle dit d’un air résolu :

« Comme il n’y a rien de surnaturel, je veux savoir si c’est un laquais somnambule ou un page espiègle. Baisse ton voile, Porporina, il ne faut pas qu’on te voie dans ma compagnie. Quant à toi, de Kleist, tu peux te trouver mal si cela t’amuse. Je t’avertis que je ne m’occupe pas de toi. Allons, brave Rudolstadt, toi qui as affronté de pires aventures, suis-moi si tu m’aimes. »

Amélie marcha d’un pas assuré vers l’entrée de l’escalier ; Consuelo la suivit sans qu’elle lui permît de tenir le flambeau à sa place ; et madame de Kleist, aussi effrayée de rester seule que d’avancer, se traîna derrière elles en se cramponnant au mantelet de la Porporina.

Le balai infernal ne se faisait plus entendre, et la princesse arriva jusqu’à la rampe au-dessus de laquelle elle avança son flambeau pour mieux voir à distance. Mais, soit qu’elle fût moins calme qu’elle ne voulait le paraître, soit qu’elle eût aperçu quelque objet terrible, la main lui manqua, et le flambeau de vermeil, avec la bougie et sa collerette de cristal découpée, allèrent tomber avec fracas au fond de la spirale retentissante. Alors madame de Kleist, perdant la tête et ne se souciant pas plus de la princesse que de la comédienne, se mit à courir jusqu’à ce qu’elle eût rencontré dans l’obscurité la porte des appartements de sa maîtresse, où elle chercha un refuge, tandis que celle-ci, partagée entre une émotion insurmontable et la honte de s’avouer vaincue, reprenait avec Consuelo le même chemin, d’abord lentement, et puis peu à peu en doublant le pas ; car d’autres pas se faisaient entendre derrière les siens, et ce n’étaient pas ceux de la Porporina, qui marchait sur la même ligne qu’elle, plus résolument peut-être, quoiqu’elle ne fît aucune bravade. Ces pas étranges, qui de seconde en seconde, se rapprochaient de leurs talons, résonnaient dans les ténèbres comme ceux d’une vieille femme chaussée de mules, et claquaient sur les dalles, tandis que le balai faisait toujours son office et se heurtait lourdement à la muraille, tantôt à droite, tantôt à gauche. Ce court trajet parut bien long à Consuelo. Si quelque chose peut vaincre le courage des esprits vraiment fermes et sains, c’est un danger qui ne peut être ni prévu ni compris. Elle ne se piqua point d’une audace inutile, et ne détourna pas la tête une seule fois. La princesse prétendit ensuite l’avoir fait inutilement dans les ténèbres ; personne ne pouvait démentir ni constater le fait. Consuelo se souvint seulement qu’elle n’avait pas ralenti sa marche, qu’elle ne lui avait pas adressé un mot durant cette retraite forcée, et qu’en rentrant un peu précipitamment dans son appartement, elle avait failli lui pousser la porte sur le visage, tant elle avait hâte de la refermer. Cependant Amélie ne convint pas de sa faiblesse, et reprit assez vite son sang-froid pour railler madame de Kleist, qui était presque en convulsions, et pour lui faire, sur sa lâcheté et son manque d’égards, des reproches très-amers. La bonté compatissante de Consuelo, qui souffrait de l’état violent de la favorite, ramena quelque pitié dans le cœur de la princesse. Elle daigna s’apercevoir que madame de Kleist était incapable de l’entendre, et qu’elle était pâmée sur un sofa, la figure enfoncée dans les coussins. L’horloge sonna trois heures avant que cette pauvre personne eût parfaitement repris ses esprits ; sa terreur se manifestait encore par des larmes. Amélie était lasse de n’être plus princesse, et ne se souciait plus de se déshabiller seule et de se servir elle-même, outre qu’elle avait peut-être l’esprit frappé de quelque pressentiment sinistre. Elle résolut donc de garder madame de Kleist jusqu’au jour.

« Jusque-là, dit-elle, nous trouverons bien quelque prétexte pour colorer l’affaire, si mon frère en entend parler. Quant à toi, Porporina, ta présence ici serait bien plus difficile à expliquer, et je ne voudrais pour rien au monde qu’on te vît sortir de chez moi. Il faut donc que tu te retires seule, et dès à présent, car on est fort matinal dans cette chienne d’hôtellerie. Voyons, de Kleist, calme-toi, je te garde, et si tu peux dire un mot de bon sens, explique-nous par où tu es entrée et dans quel coin tu as laissé ton chasseur, afin que la Porporina s’en serve pour retourner chez elle. »

La peur rend si profondément égoïste, que madame de Kleist, enchantée de ne plus avoir à affronter les terreurs de la galerie, et se souciant fort peu de l’angoisse que Consuelo pourrait éprouver en faisant seule ce trajet, retrouva toute sa lucidité pour lui expliquer le chemin qu’elle avait à prendre et le signal qu’elle aurait à donner pour rejoindre son serviteur affidé à la sortie du palais, dans un endroit bien abrité et bien désert, où elle lui avait commandé d’aller l’attendre.

Munie de ces instructions, et bien certaine cette fois de ne pas s’égarer dans le palais, Consuelo prit congé de la princesse, qui ne s’amusa nullement à la reconduire le long de la galerie. La jeune fille partit donc seule, à tâtons, et gagna le redoutable escalier sans encombre. Une lanterne suspendue, qui brûlait en bas, l’aida à descendre, ce qu’elle fit sans mauvaise rencontre, et même sans frayeur. Cette fois elle s’était armée de volonté ; elle sentait qu’elle remplissait un devoir envers la malheureuse Amélie, et, dans ces cas-là, elle était toujours courageuse et forte. Enfin, elle parvint à sortir du palais par la petite porte mystérieuse dont madame de Kleist lui avait remis la clef, et qui donnait sur un coin d’arrière-cour. Lorsqu’elle fut tout à fait dehors, elle longea le mur extérieur pour chercher le chasseur. Dès qu’elle eut articulé le signal convenu, une ombre, se détachant du mur, vint droit à sa rencontre, et un homme enveloppé d’un large manteau s’inclina devant elle, et lui présenta le bras en silence dans une attitude respectueuse.

XI.

Consuelo se souvint que madame de Kleist, pour mieux dissimuler ses fréquentes visites secrètes à la princesse Amélie, venait souvent à pied le soir au château, la tête enveloppée d’une épaisse coiffe noire, la taille d’une mante de couleur sombre, et le bras appuyé sur celui de son domestique. De cette façon, elle n’était point remarquée des gens du château, et pouvait passer pour une de ces personnes dans la détresse qui se cachent de mendier, et qui reçoivent ainsi quelques secours de la libéralité des princes. Mais malgré toutes les précautions de la confidente et de sa maîtresse, leur secret était un peu celui de la comédie ; et si le roi n’en prenait pas d’ombrage, c’est qu’il est de petits scandales qu’il vaut mieux tolérer qu’ébruiter en les combattant. Il savait bien que ces deux dames s’occupaient ensemble de Trenck plus que de magie ; et bien qu’il condamnât presque également ces deux sujets d’entretien, il fermait les yeux et savait gré intérieurement à sa sœur d’y porter une affectation de mystère qui mettait sa responsabilité à couvert aux yeux de certaines gens. Il voulait bien feindre d’être trompé ; il ne voulait pas avoir l’air d’approuver l’amour et les folies de sa sœur. C’était donc sur le malheureux Trenck que sa sévérité s’était appesantie, et encore avait-il fallu l’accuser de crimes imaginaires pour que le public ne pressentît pas les véritables motifs de sa disgrâce.

La Porporina, pensant que le serviteur de madame de Kleist devait aider à son incognito, en lui donnant le bras de même qu’à sa maîtresse, n’hésita point à accepter ses services, et à s’appuyer sur lui pour marcher sur le pavé enduit de glace. Mais elle n’eut pas fait trois pas ainsi, que cet homme lui dit d’un ton dégagé :

« Eh bien, ma belle comtesse, dans quelle humeur avez-vous laissé votre fantasque Amélie ? »

Malgré le froid et la bise, Consuelo sentit le sang lui monter aux joues. Selon toute apparence, ce valet la prenait pour sa maîtresse, et trahissait ainsi une intimité