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Page:Sand - Albine, partie 2 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/9

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prunt et un maillot. Je fus très applaudie, et le lendemain j’eus à moi un costume de gaze à paillettes et des pantoufles de satin blanc. J’étais ivre de joie et je suppliai M. Fiori de ne me vendre à personne, car les offres pleuvaient autour de lui. J’étais une valeur, et comme je voyais bien que mon maître était pauvre, j’avais fort à redouter qu’il ne se laissât tenter.

Mais Fiori était un parfait honnête homme. « Je ne sais pas, me répondit-il, si tu me rapporteras ce que tu vas me coûter, mais ce que je sais, et ce que tu ne sais pas, toi, c’est que : qui prend un enfant au théâtre, prend un devoir que tout le monde n’est pas capable de remplir. »

Ce fut là toute la préoccupation de sa vie. Autant par jalousie de mon avenir que par rectitude de conscience, il me tint sous ses yeux à toute heure et me préserva énergiquement de tous les dangers attachés à ma misérable situation. De tendresse et d’indulgence, il ne fallait pas lui en demander ; j’étais sa chose, et pourvu que je fusse toujours propre, reluisante et fonctionnant bien, comme sa montre, il était content de lui et de moi. Il me faisait beaucoup travailler. Il était bon professeur, et comme j’étais infatigable et soumise, me trouvant dans les conditions d’un bonheur relatif, il n’avait jamais lieu de me maltraiter. À la moindre distraction de ma part, il me parlait durement, ne m’épargnait pas les gros mots et me menaçait de tous les supplices. Mais il eût trop craint, en me frappant, de casser le précieux bibelot qui le faisait vivre, et il n’épargnait rien pour le tenir en bon état. Même, quand il vit que ses colères me faisaient trembler et pleurer, il craignit pour ma santé, si nécessaire à mes progrès et prit sur lui de m’épargner les vives émotions. Il jugea nécessaire de m’apprendre à lire et à écrire, et de me faire changer mon patois contre la connaissance de la langue italienne ; mais là s’arrêtèrent mes leçons. Quand il vit que je prenais goût à la lecture et désirais former un peu mon esprit, il m’ôta les livres des mains en me disant : « Apprends que quiconque se consacre à la danse est réputé bête et que c’est justement là notre supériorité. Notre esprit est dans nos jambes ; si nous le laissons remonter au cerveau, nous ne sommes plus rien, nous sommes perdus. »

Voilà toute l’éducation que j’avais reçue quand je débutai à