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HISTOIRE DE MA VIE

un fils qui le surpasse de beaucoup en noblesse, bien qu’il ne fût jamais que maréchal de France. Ce fut Maurice de Saxe, le vainqueur de Fontenoy, bon et brave comme son père, mais non moins débauché ; plus avant dans l’art de la guerre, plus heureux aussi et mieux secondé.

    avec lui un traité secret. Il fallait cacher cette démarche au sénat, qu’il regardait comme un ennemi encore plus intraitable. L’affaire était très délicate ; il s’en reposa sur la comtesse de Konigsmark, Suédoise d’une grande naissance, à laquelle il était alors attaché. C’est elle dont le frère est connu par sa mort malheureuse, et dont le fils a commandé les armées en France avec tant de succès et de gloire. Cette femme, célèbre dans le monde par son esprit et par sa beauté, était plus capable qu’aucun ministre de faire réussir une négociation. De plus, comme elle avait du bien dans les États de Charles XII et qu’elle avait été longtemps à sa cour, elle avait un prétexte plausible d’aller trouver ce prince. Elle vint donc au camp des Suédois en Lithuanie, et s’adressa d’abord au comte Piper, qui lui promit trop légèrement une audience de son maître. La comtesse, parmi les perfections qui la rendaient une des plus aimables personnes de l’Europe, avait le talent singulier de parler les langues de plusieurs pays qu’elle n’avait jamais vus, avec autant de délicatesse que si elle y était née. Elle s’amusait même quelquefois à faire des vers français qu’on eût pris pour être d’une personne née à Versailles. Elle en composa pour Charles XII, que l’histoire ne doit point omettre. Elle introduisait les dieux de la Fable, qui tous louaient les différentes vertus de Charles, La pièce finissait ainsi :

    « Enfin, chacun des dieux, discourant à sa gloire,
    « Le plaçait par avance au temple de Mémoire ;
    « Mais Vénus et Bacchus n’en dirent pas un mot. »

    Tant d’esprit et d’agrément était perdu auprès d’un homme tel que le roi de Suède. Il refusa constamment de la voir. Elle prit le parti de se trouver sur son chemin dans les fréquentes promenades qu’il faisait à cheval. Effectivement, elle le rencontra un jour dans un sentier fort étroit ; elle descendit de carrosse dès qu’elle l’aperçut : le roi la salua sans lui dire un seul mot, tourna la bride de son cheval et s’en retourna dans l’instant, de sorte que la comtesse de Konigsmark ne remporta de son voyage que la satisfaction de pouvoir croire que le roi de Suède ne redoutait qu’elle. »