Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/209

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Émile s’en aperçut bientôt à certaines paroles embarrassées, et le jeune homme crut comprendre, qu’au milieu du profond ennui de son isolement, la susceptibilité du marquis eût vivement souffert d’un manque de parole.

Le dîner fut excellent et servi avec une ponctualité minutieuse par le vieux domestique. C’était le seul serviteur visible du château. Les autres, enfouis dans la cuisine, qui était située dans un caveau, ne paraissaient point. Il semblait qu’il y eût à cet égard une sorte de consigne, et que leur doyen eût seul le don de ne pas choquer les regards du maître.

Ce vieillard était infirme, mais il était si bien habitué à son service que le marquis n’avait presque jamais rien à lui dire, et quand, par hasard, il ne devinait pas ses volontés, il lui suffisait d’un signe pour les comprendre.

Cette surdité paraissait servir le laconisme de M. de Boisguilbault, et peut-être aussi n’était-il pas fâché d’avoir près de lui un homme dont la vue affaiblie ne pouvait plus chercher à lire dans sa physionomie : c’était une machine plus qu’un serviteur qu’il avait à ses côtés, et qui, privés par ses infirmités du pouvoir de communiquer avec la pensée de ses semblables, en avait perdu le désir et le besoin.

On concevait aisément que ces deux vieillards fussent seuls capables de vivre ensemble, sans songer à s’ennuyer l’un de l’autre, tant il y avait en eux peu de vie apparente.

Le service ne se faisait pas vite, mais avec ordre. Les deux convives restèrent deux heures à table. Émile remarqua que son hôte mangeait à peine, et seulement pour l’exciter à goûter tous les plats, qui étaient recherchés et succulents.

Les vins furent exquis, et le vieux Martin présentait horizontalement, sans leur imprimer la moindre se-