Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/246

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sommeil, et obscurcit parfois la sérénité de son âme douce et résignée. Il ne prononce pas volontiers votre nom, lui non plus ; mais si on le prononce devant lui, il le couvre d’éloges, et ses yeux se remplissent de larmes. Et puis il y a quelqu’un auprès de lui qui souffre plus encore de sa douleur que lui-même ; quelqu’un qui vous respecte, qui vous craint, et qui n’ose pas vous implorer ; quelqu’un pourtant dont l’affection et la reconnaissance seraient un bienfait dans votre solitude, et un appui dans votre vieillesse…

— Que voulez-vous dire, Émile ? dit le marquis péniblement ému. Est-ce de vous que vous parlez ? Mettez-vous votre amitié pour moi à cette condition ? Ce serait bien cruel de votre part !

— Il n’est pas question de moi ici, répondit Émile. Mon dévouement pour vous est trop profond, et ma sympathie trop involontaire, pour être mise à aucun prix. Je vous parle de quelqu’un, qui ne vous connaît que par moi, mais qui vous avait déjà deviné, et qui rend justice à vos grandes qualités ; d’une personne qui vaut mille fois mieux que moi, et que vous aimeriez d’une affection paternelle, si vous pouviez la connaître ; en un mot, je vous parle d’un ange, de mademoiselle Gilberte de Châteaubrun. »

À peine Émile avait-il prononcé ce nom, dont il espérait comme d’un charme magique, qu’il vit la figure de son hôte se décomposer d’une manière effrayante. Les pommettes de ses joues maigres et blêmes devinrent pourpres ; ses yeux sortirent de leurs orbites ; ses bras et ses jambes s’agitèrent de mouvements convulsifs. Il voulut parler, et bégaya des paroles inintelligibles. Enfin, il réussit à faire entendre ces mots :

« Assez, monsieur… c’est assez, c’est trop… N’ayez jamais le malheur de me parler de cette demoiselle ! »