Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/305

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travailleurs voyaient, au mécontentement du maître, qu’ils ne seraient pas gardés longtemps, ils voulaient s’assurer tout le profit possible dans le présent, et faisaient de l’économie sur leur nourriture. Quand Émile les voyait s’asseoir sur une pierre humide, les pieds dans la vase, pour manger un morceau de pain noir et quelques oignons crus, comme les Hébreux esclaves employés à la construction des pyramides, il se sentait épris d’une telle pitié, qu’il eût voulu leur donner son propre sang à boire plutôt que de les abandonner à cette mort lente du travail et de l’abstinence.

Alors il essayait de persuader son père, puisqu’il ne pouvait sauver ces existences nombreuses, de leur procurer au moins quelque soulagement passager, en les nourrissant mieux qu’ils ne se nourrissaient eux-mêmes, en leur donnant au moins du vin. Mais M. Cardonnet lui prouvait, avec trop de raison, que les vignes ayant gelé l’année précédente, on ne pouvait se procurer du vin dans le pays qu’à un prix très élevé, et pour la table des bourgeois seulement. Là où l’économie générale n’intervient pas, il était facile de prouver que l’économie particulière est impuissante à effectuer de notables améliorations, et d’établir, par l’invincible démonstration des chiffres, qu’il fallait renoncer à construire ou faire passer le travailleur par les nécessités fâcheuses de sa condition. M. Cardonnet faisait son possible pour adoucir le mal, mais ce possible avait de sévères limites. Émile courbait la tête et soupirait ; il ne pouvait pas donner à Gilberte une plus forte preuve d’amour que de se taire.

« Allons, lui disait alors M. Cardonnet, je vois bien que tu ne seras jamais fort sur l’article de la surveillance ; mais quand je ne serai plus de ce monde, il suffira que tu aies senti la nécessité d’avoir un bon surveillant en ton lieu et place. La partie matérielle est la moins poétique.