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Cependant, j’ai eu l’émotion d’un récit sincère et assez effrayant sur ce sujet.

Un mien ami, homme de plus d’esprit que de sens, je dois l’avouer, et pourtant d’un esprit éclairé et cultivé, mais je dois encore l’avouer, enclin à laisser sa raison dans les pots ; très brave en face des choses réelles, mais facile à impressionner et nourri, dès l’enfance, des légendes du pays, fit deux rencontres de lavandières qu’il ne racontait qu’avec répugnance et avec une expression de visage qui faisait passer un frisson dans son auditoire.

Un soir, vers onze heures, dans une traîne charmante qui court en serpentant et en bondissant, pour ainsi dire, sur le flanc ondulé du ravin d’Urmont, il vit, au bord d’une source, une vieille qui lavait et tordait en silence.

Quoique cette jolie fontaine soit mal famée, il ne vit rien là de surnaturel et dit à cette vieille : « Vous lavez bien tard, la mère ! »

Elle ne répondit point. Il la crut sourde et approcha. La lune était brillante et la source éclairait comme un miroir. Il vit alors distinctement les traits de la vieille : elle lui était complètement inconnue, et il en fut étonné, parce qu’avec sa vie de cultivateur, de chasseur et de flâneur dans la campagne, il n’y avait pas pour lui de visage inconnu, à plusieurs lieues à la ronde. Voici comme il me raconta lui-même ses impressions en face de cette laveuse singulièrement attardée :

« Je ne pensai à la légende que lorsque j’eus perdu cette femme de vue. Je n’y pensais pas avant de la rencontrer. Je n’y croyais pas et je n’éprouvais aucune méfiance en l’abordant. Mais, dès que je fus auprès d’elle, son silence, son indifférence à l’approche d’un passant, lui donnèrent l’aspect d’un être absolument étranger à notre espèce. Si la vieillesse la privait de l’ouïe et de la vue, comment était-elle venue de loin toute seule laver, à cette heure insolite, à cette source glacée où elle travaillait avec tant de force et d’activité ? Cela était au moins digne de remarque ; mais ce qui m’étonna encore plus, c’est ce que j’éprouvai en moi-même. Je n’eus aucun sentiment de peur, mais une répugnance, un dégoût invincibles. Je passai mon chemin sans qu’elle détournât la tête. Ce ne fut qu’en arrivant chez moi que je pensai aux sorcières des lavoirs, et alors j’eus très peur, j’en conviens franchement, et rien au monde ne m’eut décidé à revenir sur mes pas. »

Une autre fois, le même ami passait auprès des étangs de Thevet, vers deux heures du matin. Il venait de Linières, où il assure qu’il n’avait ni mangé ni bu, circonstance que je ne saurais garantir. Il était seul, en cabriolet, suivi de son chien. Son cheval étant fatigué, il mit pied à terre à une montée, et se trouva au bord de la route, près d’un fossé où trois femmes lavaient, battaient et tordaient avec une grande vigueur, sans rien dire. Son chien se serra tout à coup contre lui sans aboyer. Il passa lui-même sans trop regarder. Mais à peine eut-il fait quelques pas, qu’il entendit marcher derrière lui, et que la lune dessina à ses pieds une ombre très allongée. Il se retourna et vit une des femmes qui le suivait. Les deux autres venaient à quelque distance comme pour appuyer la première.

« Cette fois, dit-il, je pensai bien aux lavandières maudites, mais j’eus une autre émotion que la première fois. Ces femmes étaient d’une taille si élevée, et celle qui me suivait de près avait tellement les proportions, la figure et la démarche d’un homme, que je ne doutai pas un instant d’avoir affaire à de mauvais plaisants de village, mal intentionnés peut-être. J’avais une bonne trique à la main, je me retournai en disant : Que voulez-vous ?