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Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/109

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fermée du vieux noble, la barque resplendissante du banquier ou du négociant, et le bateau brut du marchand de légumes, soupent et voguent ensemble sur le canal, se heurtent, se poussent, et l’orchestre du riche se mêle aux rauques chansons du pauvre. Quelquefois le riche fait taire ses musiciens pour s’égayer des refrains graveleux du bateau ; quelquefois le bateau fait silence et suit la gondole pour écouter la musique du riche.

Cette bonne intelligence se retrouve partout ; l’absence de chevaux et de voitures dans les rues, et la nécessité pour tous d’aller sur l’eau, contribuent beaucoup à l’égalité des manières. Personne ne crotte et n’écrase son semblable. Il n’y a point là l’humiliation de passer à pied auprès d’un carrosse ; nul n’est forcé de se déranger pour un autre, et tous consentent à se faire place. Au café, tout le monde est assis dehors. Le climat l’ordonne, et ce ne sont pas les grands, mais les frileux, qui restent au dedans. Un pêcheur de Chioggia appuie ses coudes déguenillés à la même table qu’un grand seigneur. Il y a bien des cafés de prédilection pour les élégants, pour les artistes, pour les nobles : chacun aime à trouver là sa société de tous les soirs ; mais dans l’occasion (que la chaleur rend fréquente) on entre dans la première taverne venue, et personne ne songe à critiquer ou même à remarquer une femme de bon ton, assise dans un cabaret pour boire une semata ou pour manger du poisson frais.

Les Vénitiennes sont coquettes et amoureuses de parure. La richesse de leurs toilettes fait un singulier contraste avec le sans-façon de leurs habitudes. Est-ce à cette simplicité seigneuriale qu’il faut attribuer la manière hardie dont les hommes du peuple les regardent ? Un cocher de fiacre à Paris n’est pas un homme pour la femme qui monte dans sa voiture. Ici un gondolier regarde la jambe de toute femme qui sort de sa gondole. La sentence de La Bruyère : Un jardinier n’est un homme qu’aux yeux d’une religieuse,