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Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/147

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que la gaieté que je montre est un effort de mon amitié pour toi et pour eux. Ne crois pas cela. Je suis heureux en effet, heureux par vous, malheureux par d’autres. Qu’importe ici ce qui n’est pas vous ? Crois-tu que je m’en occupe ? — J’y songe malgré moi, il est vrai ; mais pourquoi en parler, pourquoi le sauriez-vous ? Oh ! non, que personne ne le sache, excepté les deux ou trois vieux qui ne peuvent se tromper sur le pli de mon sourcil. Mais que les autres ne connaissent de moi que le bonheur qui me vient d’eux. Les pauvres enfants en douteraient s’ils voyaient le fond des abîmes qu’ils couvrent de fleurs. Ils s’éloigneraient effrayés en se disant : Rien ne peut croître sur ce sol désolé ; car les incurables n’ont pas d’amis, et quand l’homme ne peut plus être utile à l’homme, celui qui peut se sauver s’éloigne, et celui qui n’a plus de chances meurt seul. Ces jeunes esprits comprendraient-ils ce qui se passe chez ceux qui ont vécu ? savent-ils qu’on renferme dans son sein tous les éléments de la joie et de la douleur, sans pouvoir se servir de l’une ou de l’autre ? À leur âge, toute douleur doit tuer ou être tuée ; à leur âge, les grandes désolations, les graves maladies, les austères résolutions, le sombre et silencieux désespoir. Mais, après ces périodes fatales, ils ont la jeunesse qui reprend ses droits, le cœur qui se renouvelle et se retrempe, la vie qui se réveille intense et pressée de réparer le temps perdu ; et il y a là dix ou vingt ans d’orages, de maux affreux et de joies indicibles. Mais, quand l’expérience a frappé ses grands coups, et que les passions, non amorties, mais comprimées, s’éveillent encore pour brûler, et retombent aussitôt frappées d’épouvante devant le spectre du passé, alors le cœur humain, qui pouvait auparavant se promettre et s’imposer, ne se connaît plus du tout. Il sait ce qu’il a été, mais il ne sait plus ce qu’il sera ; car il a tant combattu qu’il ne peut plus compter sur ses forces. Et d’ailleurs, il a perdu le goût de souffrir, si naturel à ceux qui sont jeunes. Les vieux en ont