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Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/204

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contemples la grande constellation du ciel, à minuit, en divaguant avec nous et en parlant de l’inconnu et de l’infini ? Si j’allais t’interrompre, au moment où tu nous dis des paroles sublimes, pour t’adresser ces questions brutales : À quoi cela sert-il ? pourquoi se creuser et s’user le cerveau à des conjectures ? cela donne-t-il du pain et des souliers aux hommes ? — tu me répondrais : Cela donne des émotions saintes et un mystique enthousiasme à ceux qui travaillent à la sueur de leur front pour les hommes ; cela leur apprend à espérer, à rêver à la Divinité, à prendre courage et à s’élever au-dessus des dégoûts et des misères de la condition humaine par la pensée d’un avenir, chimérique peut-être, mais fortifiant et sublime. Qui t’a fait ce que tu es, Éverard ? c’est cette fantaisie de rêver le soir. Qui t’a donné le courage de vivre jusqu’ici dans le travail et dans la douleur ? c’est l’enthousiasme. Et c’est toi, le plus candide et le plus adorablement rustique des hommes de génie, qui veux faire la guerre aux lévites de ton Dieu ? Saül, tu veux tuer David, parce qu’il joue trop bien de la harpe et que tu deviens insensé en l’écoutant.

À genoux, Sicambre, à genoux ! nous t’y mettrons bien. Hélas ! je dis nous ! je pense à mon procès, et je me persuade que je suis déjà jugé et condamné comme artiste ! — Ils t’y mettront bien, eux, les artistes véritables. Si tu savais ce que c’est que ces gens-là, quand ils observent leur évangile et qu’ils respectent la sainteté de leur apostolat ! Il en est peu de ceux-là, il est vrai, et je n’en suis pas je l’avoue à ma honte ! Lancé dans une destinée fatale, n’ayant ni cupidité ni besoins extravagants, mais en butte à des revers imprévus, chargé d’existences chères et précieuses dont j’étais l’unique soutien, je n’ai pas été artiste, quoique j’aie eu toutes les fatigues, toute l’ardeur, tout le zèle et toutes les souffrances attachées à cette profession sainte ; la vraie gloire n’a pas couronné mes peines, parce que rarement j’ai pu attendre l’inspiration. Pressé, forcé de gagner de l’or,