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Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/270

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des plantes nouvelles destinées à des hommes nouveaux, le vigne et le blé, des bienfaits inépuisables pour d’inépuisables générations.

— Il n’est pas prouvé, lui répondis-je, que ces lois soient durables ; mais, en admettant cela, je ne saurais aimer l’homme dont Dieu s’est servi comme d’une massue pour nous donner une nouvelle forme. J’ai été fasciné dans mon enfance, comme les autres, par la force et l’activité de cette machine à bouleversements qu’on gratifie du titre de grand homme, ni plus ni moins que Jésus ou Moïse. Puisque la langue humaine ne sait pas distinguer les bienfaiteurs de l’humanité de ses fléaux, puisque l’épithète de bon est presque un terme de mépris et que la même appellation de grand s’applique à un peintre, à un législateur, à un chef de soldats, à un musicien, à un dieu et à un comédien, à un diplomate et à un poëte, à un empereur et à un moine, il est fort simple que les enfants, les femmes et le peuple ignorant s’y méprennent et se soient mis à crier : Vive Napoléon ! en 1810, avec autant d’enthousiasme qu’on en met aujourd’hui à Venise à crier : Vive le patriarche ! L’un faisait des veuves et des orphelins ; c’était un puissant monarque. L’autre nourrit la veuve et l’orphelin ; c’est un prêtre modeste. N’importe, tous deux sont de grands hommes.

— En effet, répondit mon ami, cet enthousiasme aveugle qui couronne sans distinction le génie, la charité, le courage, le talent, ressemble plutôt à une excitation maladive qu’à un sentiment raisonné. Mais sais-tu qu’il y aurait bien peu de grands hommes dans le monde si l’on n’accordait ce titre qu’aux hommes de bien ?

— Je le sais ; mais qu’on les appelle comme on voudra, ce sont les seuls hommes que j’estime, pour lesquels je puisse me passionner, et que je veuille inscrire dans les fastes de la grandeur humaine. J’y ferai entrer les plus humbles, les plus ignorés, jusqu’à l’abbé de Saint-Pierre