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Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/309

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l’auberge avec le cigare, le flageolet ou l’herbier. Graves comme les Anglais, ils ont de moins l’ostentation de la fortune et ne se montrent pas plus qu’ils ne parlent. Ils passent inaperçus et sans faire de victimes de leurs plaisirs ou de leur oisiveté.

Quant à nous autres Français, il faut bien avouer que nous savons voyager moins qu’aucun peuple de l’Europe. L’impatience nous dévore, l’admiration nous transporte : nos facultés sont vives et saisissantes ; mais le dégoût nous abat au moindre échec. Quoique notre home soit généralement peu confortable, il exerce sur nous une puissance qui nous poursuit jusqu’aux extrémités de la terre, nous rend revêches et malhabiles à supporter les privations et les fatigues, et nous inspire les plus puérils et les plus inutiles regrets. Imprévoyants comme les Italiens, nous n’avons pas leur force physique pour supporter les inconvénients de notre maladresse. Nous sommes en voyage ce que nous sommes à la guerre, ardents au début, démoralisés à la débandade. Quiconque voit le départ d’une caravane française dans les chemins escarpés de la Suisse peut bien rire de cette joie impétueuse, de ces courses folles sur les ravins, de cette hâte facétieuse, de toute cette peine perdue, de toute cette force prodiguée à l’avance sur les marges de la route, et de cette vaine attention donnée avec enthousiasme aux premiers objets venus. Celui-là peut être bien certain qu’au bout d’une heure la caravane aura épuisé tous les moyens possibles de se lasser au physique et au moral, et que vers le soir elle arrivera dispersée, triste, harassée, se traînant avec peine jusqu’au gîte, et n’ayant donné aux véritables sujets d’admiration qu’un coup d’œil distrait et fatigué.

Or, tout ceci n’est peut-être pas aussi inutile à noter qu’il te semble. Un voyage, on l’a dit souvent, est un abrégé de la vie de l’homme. La manière de voyager est donc le criterium auquel on peut connaître les nations et les individus ; l’art de voyager, c’est presque la science de la vie.