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Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/338

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de la représentation, j’aime à fermer les yeux, et à voir un ciel beaucoup plus chaud, une cité colorée de teintes beaucoup plus vraies, n’en déplaise à M. Duponchel, que sa belle décoration et le jeu habile de sa lumière décroissante. Que de fois j’ai juré contre le lever du soleil qui accompagne le dernier chœur du second acte de Guillaume Tell ! Ô toile ! ô carton ! ô oripeaux ! ô machines ! qu’avez-vous de commun avec cette magnifique prière où tous les rayons du soleil s’étalent majestueusement, grandissent, flamboient ; où le roi du jour apparaît lui-même dans sa splendeur et semble faire éclater les cimes neigeuses pour sortir de l’horizon à la dernière note du chant sacré ? Mais la musique a sous ce rapport une puissance bien plus grande encore. Il n’est pas besoin d’une mélodie complète ; il ne faut que des modulations pour faire passer des nuées sombres sur la face d’Hélios et pour balayer l’azur du ciel, pour soulever le volcan et faire rugir les cyclopes au sein de la terre, pour ramener la brise humide et la faire courir sur les arbres flétris d’épouvante. Alice paraît, le temps est serein, la nature chante ses harmonies sauvages et primitives. Tout à coup les sorcières roulent sous ses pas les anneaux de leur danse effrénée. Le sol s’ébranle, les gazons se dessèchent, le feu souterrain émane de tous les pores de la terre gémissante, l’air s’obscurcit, et des lueurs sinistres éclairent les rochers. — Mais la ronde du sabbat s’enfonce dans les cavernes inaccessibles, la nature se ranime, le ciel s’épure, l’air fraîchit, le ruisseau reprend son cours suspendu par la terreur ; Alice s’agenouille et prie.

À ce propos, et malgré la longueur de cette digression, il faut, maître, que je vous raconte un fait puéril qui m’est tout personnel, mais dont je me suis toujours promis de vous témoigner ma reconnaissance. Il y a deux ans, j’allai, au milieu de l’hiver, passer à la campagne deux des plus tristes mois de ma vie. J’avais le spleen, et dans mes accès je n’étais