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Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/61

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d’apoplexie avant d’arriver au Lido, et Jules me forcerait de ramer. Bonsoir donc, ô mes amis ; vous êtes beaux comme la lune et rapides comme le vent ; votre barque est venue à moi comme une douce vision : allez-vous-en bien vite avant que je m’aperçoive que vous n’êtes pas des spectres.

— Qu’a-t-il mangé aujourd’hui ? dit Beppa à ses compagnons. — Erba, répondit gravement le docteur. — Tu as deviné juste, ô mon grand Esculape, lui dis-je : pois, salade et fenouil. J’ai fait ce que tu appelles un dîner pythagorique. — Régime très-sain, répondit-il, mais trop peu substantiel. Viens avec moi manger un riz aux huîtres, et boire une bouteille de vin de Samos à la Quintavalle. — Va au diable ! empoisonneur, lui dis-je. Tu voudrais m’abrutir par des digestions laborieuses et m’affadir le caractère par de liquoreuses boissons, pour me voir étendu ensuite sur ce tapis comme un vieux épagneul au retour de la chasse, et pour n’avoir plus à rougir de ton intempérance et de ton inertie, Vénitien que tu es. — Et que prétends-tu faire à Venise, si ce n’est le far niente ? dit Beppa. — Tu as raison, benedetta, lui répondis-je ; mais tu ne sais pas que mon far niente est délicieux là où je suis à te regarder. Tu ne sais pas quel plaisir j’ai à voir courir cette gondole sans me donner la moindre peine pour la faire aller. Il me semble alors que je dors, et que je fais un rêve qui m’est bien cher, ô ma Beppa ! et dans lequel de mystérieuses créatures m’apparaissent dans une barque et passent comme toi en chantant. — Quelles sont ces mystérieuses créatures ? demanda-t-elle. — Je l’ignore, répondis-je ; ce ne sont pas des hommes, ils sont trop bons et trop beaux pour cela ; et pourtant ce ne sont pas des anges, Beppa, car tu n’es pas avec eux. — Viens me raconter cela, dit-elle, j’aime les rêves à la folie. — Demain, lui dis-je ; aujourd’hui rends-moi un peu l’illusion du mien. Chante, Beppa, chante avec ce beau timbre guttural qui s’éclaircit et s’épure jusqu’au son de la cloche de cristal ; chante avec cette voix indolente qui sait si bien se