Page:Sand - Questions d’art et de littérature, 1878.djvu/147

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M. A. — Vous voulez me faire dire que Voltaire s’est trompé. Je ne le dirai pas ; j’aime mieux avoir tort vis-à-vis de vous. Je ne suis donc pas battu sur tous les points, et le jugement démon maître n’est pas renversé.

M. Z. Il m’en coûte de vous arracher cette dernière consolation ; mais il le faut. Permettez-moi de vous dire quelques mots sur Voltaire. Je les dirai sans aigreur ; écoutez-les sans passion. Je vous ai confessé cent fois mon ardente préférence pour Rousseau ; mais je reconnais en vieillissant que dans ma jeunesse l’enthousiasme de la partialité me rendit souvent injuste envers son tout-puissant rival. Je ne crois plus à la froide méchanceté de Voltaire, je crois même à la grandeur de son âme et à la générosité de son caractère. Je me rappelle avec attendrissement le trait que rapporte le prince de Ligne pour en avoir été témoin[1].

  1. Sur Voltaire et sur Rousseau, le prince de Ligne a écrit quatre ou cinq pages ravissantes, qui, sans nous révéler de grandes particularités, nous font mieux voir et comprendre ces deux immortels que toutes les controverses aveugles et amères de leur époque. Le prince de Ligne, général autrichien, courtisan et seigneur russe, mais véritable Français d’esprit et de caractère, est un des plus charmants écrivains du xviiie et du xixe siècles, aux confins desquels il se trouve placé. Il participe du premier pour la vivacité et le brillant, du second pour la rêverie, le talent descriptif, et une sorte de haute loyauté philosophique qui domine et efface toutes les petitesses de sa misérable grandeur. On sent qu’il ferme ce siècle divers et fécond, et que, sans le comprendre bien sérieusement, il a l’instinct de droiture et de sensibilité que nous devons avoir pour le bien juger nous-mêmes. À le suivre dans sa correspondance avec les rois et les empereurs, on peut, au premier abord, penser de lui, comme de maître Adam, qu’il n’est qu’un lâche adulateur. Il