Page:Sand - Questions d’art et de littérature, 1878.djvu/171

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Depuis la Révolution, l’instruction s’étant répandue davantage, les enfants du pauvre ont pu comprendre et goûter la poésie soumise à des règles sévères. Déranger fut le premier et le plus étonnant prodige de cette initiation rapide du peuple. À son tour, il fut initiateur ; et ses chants admirables, grâce à leur forme heureuse, concise et facile, passant dans toutes les bouches, éveillèrent tous les esprits, embrasèrent toutes les âmes. Les chants énergiques et sauvages des Compagnons s’adoucirent, les couplets obscènes des régiments firent place à des hymnes patriotiques ; la fille du peuple les porta de l’atelier à la mansarde ; toute la France sut Déranger par cœur ; et, si les classes lettrées ont apprécié plus catégoriquement les beautés de son œuvre, c’est toujours dans le peuple que la grandeur de son sentiment et le charme de sa forme lyrique ont éveillé le plus d’enthousiasme et d’émulation. C’est là qu’est le plus utile, le plus durable, le plus glorieux succès du grand chansonnier de la France révolutionnaire.

Mais faire des vers comme Béranger n’était pas donné à tous. Ce ne fut même, littéralement parlant, l’héritage d’aucun. On ne refait pas les œuvres individuelles du génie, mais chacun en profite pour féconder et développer sa propre individualité. Vinrent les poëtes de l’école moderne, avec leurs grandeurs et leurs défauts ; ils n’avaient pas travaillé pour le peuple, ils n’en furent pas compris d’abord. Tandis qu’une ode de Déranger, à peine échappée de son cerveau, avait volé de bouche en bouche, les grands vers romantiques, durs à chanter et difficiles à retenir, restèrent longtemps dans les régions de la bourgeoisie lettrée. Les quelques poëtes prolétaires remarqua-