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la civilisation, cette coiffure y règne encore sur quelques habitués fidèles, dans la classe des cultivateurs demi-bourgeois, demi-rustres. C’était, dans leur jeunesse, le premier pas vers les habitudes aristocratiques, et ils croiraient déroger aujourd’hui s’ils privaient leur chef de cette distinction sociale. M. Lhéry avait défendu la sienne contre les attaques ironiques de sa fille, et c’était peut-être, dans toute la vie d’Athénaïs, la seule de ses volontés à laquelle ce père tendre n’eût pas acquiescé.

— Allons donc, maman ! dit Athénaïs en arrangeant la boucle d’or de sa ceinture de moire, as-tu fini de donner à manger à tes canards ? Tu n’es pas encore habillée ? Nous ne partirons jamais !

— Patience, patience, petite ! dit la mère Lhéry en distribuant, avec une noble impartialité la pâture à ses volatiles ; pendant le temps qu’on mettra Mignon à la patache, j’aurai tout celui de m’arranger. Ah ! dame, il ne m’en faut pas tant qu’à toi, ma fille ! Je ne suis plus jeune ; et, quand je l’étais, je n’avais pas comme toi le loisir et le moyen de me faire belle. Je ne passais pas deux heures à ma toilette, da !

— Est-ce que c’est un reproche que vous me faites ? dit Athénaïs d’un air boudeur.

— Non, ma fille, non, répondit la vieille. Amuse-toi, fais-toi brave, mon enfant ; tu as de la fortune, profite du travail de tes parents. Nous sommes trop vieux à présent pour en jouir, nous autres… Et puis, quand on a pris l’habitude d’être gueux, on ne s’en défait plus. Moi qui pourrais me faire servir pour mon argent, ça m’est impossible ; c’est plus fort que moi, il faut toujours que tout soit fait par moi-même dans la maison. Mais, toi, fais la dame, ma fille ; tu as été élevée pour ça : c’est l’intention de ton père ; tu n’es pas pour le nez d’un valet de charrue, et le mari que tu auras sera bien aise de te trouver la main blanche, hein ?

Madame Lhéry, en achevant d’essuyer son chaudron et de débiter ce discours plus affectueux que sensé, fit une grimace au jeune homme en manière de sourire. Celui-ci affecta de n’y pas faire attention, et le père Lhéry, qui contemplait les boucles de ses souliers dans cet état de béate stupidité si doux au paysan qui se repose, leva ses yeux à demi fermés vers son futur gendre, comme pour jouir de sa satisfaction. Mais le futur gendre, pour échapper à ces prévenances muettes, se leva, changea de place, et dit enfin à madame Lhéry :

— Ma tante, voulez-vous que j’aille préparer la voiture ?

— Va, mon enfant, va si tu veux. Je ne te ferai pas attendre, répondit la bonne femme.

Le neveu allait sortir quand une cinquième personne entra, qui, par son air et son costume, contrastait singulièrement avec les habitants de la ferme.





II


C’était une femme petite et mince qui, au premier abord, semblait âgée de vingt-cinq ans ; mais, en la voyant de près, on pouvait lui en accorder trente sans craindre d’être trop libéral envers elle. Sa taille fluette et bien prise avait encore la grâce de la jeunesse ; mais son visage, à la fois noble et joli, portait les traces du chagrin, qui flétrit encore plus que les années. Sa mise négligée, ses cheveux plats, son air calme, témoignaient assez l’intention de ne point aller à la fête. Mais, dans la petitesse de sa pantoufle, dans l’arrangement décent et gracieux de sa robe grise, dans la blancheur de son cou, dans sa démarche souple et mesurée, il y avait plus d’aristocratie véritable que dans tous les joyaux d’Athénaïs. Pourtant cette personne si imposante, devant laquelle toutes les autres se levèrent avec respect, ne portait pas d’autre nom, chez ses hôtes