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111 BACON

Un autre Bacon, Roger Bacon, le moine franciscain du XIIIe siècle, a déjà dit quelque chose de semblable. Il suffit maintenant qu’un homme paraisse, en ce qui s’incarne, porté jusqu’au génie, le bon sens de sa race. Il y a différentes espèces de bon sens. Les Grecs avaient le bon sens disert et raisonnant. Les Anglais ont le bon sens actif et pratique. Les Grecs eussent disserté pour rien, pour disserter. Les Anglais dissertent pour se déterminer. L’avènement de François Bacon est l’avènement de l’esprit anglais. Il marque la fin de la philosophie spéculative, de « l’art pour l’art » et le commencement de la philosophie utilitaire, « de l’art pour la vie ». Cette philosophie qui naît, ce sera, comme le dit Macaulay, celle du fruit et du progrès. L’intelligence n’est plus à ellemême son objet ; l’objet, c’est désormais le « bien du plus grand nombre », c’est la conquête de l’univers par l’homme, pour la satisfaction de ses besoins. L’idée est jusque dans les titres des ouvrages de Bacon De Interpretatione naturæ et Regno hominis, Nov. Organ. 1, et lnstauralio magna unperii humani in universum. En vingt endroits du texte, Bacon développe la même pensée. Il fixepour but à la science de soulager les maux de la vie humaine (De augmentis scientiarum, II, II), d’en accroître les commodités (Ibid. VII, i), de doter le genre humain de nouvelles inventions et de nouvelles forces. (Cogitata et visa Nov. Organ. I, aphor. 81.) En réalité, tout Bentham, tout le benthamisme est en germe dans Bacon Usui et commodis hominum consulinus. Bacon ne conçoit pas une autre philosophie Meditor instaurationem philosophiæ ejusmodi qux nihil inanis aut ubstracti habeat, quæque vitx humanx conditiones in melius provehat. (Redargut. Philosoph.)

Est-ce vraiment une philosophie, on l’a nié et ce n’est pas ici le lieu de l’établir. Il est clair qu’un pareil programme, que de pareilles maximes n’ont rien de commun avec la philosophie stoïcienne, par exemple, et que, s’ils ne sont pas en opposition formelle avec la philosophie spiritualiste, en général, ils sortent néanmoins de son cadre. Il ne faut pas chercher dans Bacon un on ne sait quoi de plus divin, le quiti divinius, non qu’il en soit exclu avec motifs, mais il en est absent. Toutefois, au point de vue purement humain, cette doctrine a sa noblesse ; il serait injuste de lataxer de matérialisme, parce qu’elle n’oublie pas que la matière existe et que Les hommes ont des intérêts qui ne sont pas tous dans l’au-delà.

Plus que toutes les autres sciences morales, l’économie politique qui, en tant que science, se fonde sur l’observation et qui, en tant

qu’art, a précisément pour objet «leplus grand bien du plus grand nombre », est redevable à François Bacon. Turgot et Condorcet ont été des premiers à proclamer leur reconnaissance envers lui. Mais ce n’estpas seulement comme philosophe et pour avoir posé les règles de la recherche scientifique que Bacon a des titres à notre gratitude. Il a laissé de courtes, mais admirables dissertations économiques sur les dépenses, sur les colonies (of Plantations), sur les richesses, sur l’usure, etc. Lapensée y est à la fois étendue et profonde, accrue encore, en quelque sorte, parla puissance toute shakespearienne de l’expression.

C’est, entre autres raisons plus spécieuses, ce qui fait que quelques critiques et quelques curieux ont cru pouvoir (même tout récemment) attribuer à Bacon les œuvres de Shakespeare.

Au point de vue spécial qui est le nôtre, nous manquons un peu d’éléments pour juger dans ce procès. Un des rares passages où Shakespeare aborde autrement que par un trait les questions économiques et sociales est celui-ci

GONZALVE « Si j’avais la colonisation de cette île et si j’en étais roi, savez-vous ce que je ferais  ? Dans ma république, je ferais au rebours toute chose aucune espèce de trafic ne serait permise par moi. Nul nom de magistrats, nulle connaissance des lettres, ni richesse, ni pauvreté, nul usage de service ; nul contrat, nulle succession ; pas de bornes, pas d’enclos, pas de champ labouré, pas de vignobles. Nul usage de métal, de blé, de vin, ni d’huile. Nulle occupation ; tous les hommes seraient fainéants, tous ! Et les femmes aussi ! mais elles innocentes et pures Tout en commun ! la nature produirait sans sueur ni effort. Je n’aurais ni trahison, ni félonie ; ni épée, ni pique, ni couteau, ni mousquet, ni besoin d’aucun engin. Mais ce serait la nature qui produirait, par sa propre fécondité, tout à foison, tout en abondance pour nourrir mon peuple innocent. SÉBASTIEN à ANTONIO Pas de mariage parmi ses sujets ANTONIO Non, mon cher. Un peuple de flâneurs ! » (La Temple, traduction de François-Victor Hugo).

Comme le morceau est ironique, il faut en retourner les termes pour avoir la pensée de l’auteur. Même alors, il ne prouverait rien quant à l’identité de Bacon et de Shakespeare il ne contient rien, en effet, qui ne puisse être de Bacon mais rien non plus qui ne puisse être que de Bacon.

La gloire de Shakespeare et de Bacon est assez grande pour que deux hommes se la partagent et la vraisemblance historique dit t que deux hommes doivent se la partager,


BADE