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Page:Say - Traité d’économie politique.djvu/246

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DE LA PRODUCTION DES RICHESSES.

sire, est d’un usage incommode ; on ne peut dès-lors espérer que cet usage s’étende bien loin et dure bien long-temps.

Homère dit que l’armure de Diomède avait coûté neuf bœufs. Si un guerrier avait voulu acheter une armure qui n’eût valu que la moitié de celle-là, comment aurait-il fait pour payer quatre bœufs et demi[1]. Il faut donc que la marchandise servant de monnaie, puisse, sans altération, se proportionner aux divers produits qu’on peut vouloir acquérir en échange, et se diviser en assez petites fractions pour que la valeur qu’on donne puisse s’égaliser parfaitement avec la valeur de ce qu’on achète.

En Abyssinie, le sel, dit-on, sert de monnaie. Si le même usage existait en France, il faudrait, en allant au marché, porter avec soi une montagne de sel pour payer ses provisions. Il faut donc que la marchandise servant de monnaie ne soit pas tellement commune, qu’on ne puisse l’échanger qu’en transportant des masses énormes de cette marchandise.

On dit qu’à Terre-Neuve on se sert de morues sèches en guise de monnaie, et Smith parle d’un village Écosse où l’on emploie pour cet usage des clous[2]. Outre beaucoup d’inconvéniens auxquels ces matières sont sujettes, on peut en augmenter rapidement la masse presqu’à volonté, ce qui amènerait en peu de temps une grande variation dans leur valeur. Or, on n’est pas disposé à recevoir couramment une marchandise qui peut, d’un moment à l’autre, perdre la moitié ou les trois quarts de son prix ; il faut que la marchandise servant de monnaie soit d’une extraction assez difficile pour que ceux qui la reçoivent ne craignent pas de la voir s’avilir en très-peu de temps.

Aux Maldives, et dans quelques parties de l’Inde et de l’Afrique, on se

  1. Cet exemple m’est fourni par Adam Smith ; mais Garnier observe à ce sujet, avec beaucoup de raison, ce me semble, qu’Homère entend parler ici, non de bœufs réels, mais de pièces de monnaies portant l’empreinte d’un bœuf. Thésée, au rapport de Plutarque, fit frapper dans Athènes des pièces d’argent portant cette empreinte. On appelait talent attique, ou talent euboïque (au bon bœuf), le talent qui était payé en cette monnaie, parce que le titre en était excellent. Nous avons encore, dans les cabinets de médailles, des pièces de cuivre des premiers temps de Rome, qui portent l’empreinte d’un bœuf. L’usage fait donner en général à la pièce un nom tiré de son empreinte : c’est ainsi que nous avons eu sous saint Louis des agnels d’or, de l’image d’un agneau qu’ils portaient ; sous Louis XII des testons, à cause de la tête du roi ; des florins, de l’empreinte d’une fleur ; des écus, de la représentation d’un écu ou bouclier armorié, etc.
  2. Rich. des Nat., liv. chap. 4.