Page:Schiff - Marie de Gournay.djvu/144

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de l’assujettissement que demandent les longues Dissertations ; et à notre siecle, ennemi de l’application que demandent les Traitez suivis et méthodiques. Son esprit libre, son stile varié, et ses expressions métaphoriques, lui ont principalement mérité cette grande vogue, dans laquelle il a été pendant plus d’un siecle, et où il est encore aujourd’hui : car c’est, pour ainsi dire, le Breviaire des honnêtes paresseux, et des ignorans studieux, qui veulent s’enfariner de quelque connoissance du monde, et de quelque teinture des Lettres. À peine trouverez-vous un Gentilhomme de campagne qui veuille se distinguer des preneurs de lièvres, sans un Montagne sur sa cheminée. Mais cette liberté, qui a son utilité, quand elle a ses bornes, devient dangereuse, quand elle dégénère en licence. Telle est celle de Montagne, qui s’est cru permis de se mettre au-dessus des loix, de la modestie et de la pudeur. » Et l’évêque d’Avranches reproche à l’auteur des Essais d’avoir cru qu’il devait donner l’exemple, et non pas le suivre. Il lui reproche de s’être rendu son propre panégyriste. Il lui reproche encore de dire au sujet des avis qu’il avance : « Je ne le donne pas pour bon, mais pour mien : et c’est, ajoute le savant ecclésiastique, de quoi le Lecteur n’a que faire ; car il lui importe peu de ce qu’a pensé Michel de Montagne, mais de ce qu’il falloit penser pour bien penser. »

Tout ceci démontre que si Montaigne a été « discuté » c’est justement parce que son succès a été considérable ; si considérable que des moralistes ont cru devoir, dans l’intérêt public, mettre le doigt sur ses péchés mignons qui étaient de se mettre en scène à tout propos et d’avoir en écrivant des allures un peu libres.

Ferdinand Brunetière a raison de dire que le nombre des éditions que l’on a faites d’un livre est un argument décisif en faveur de la popularité de son auteur. Seulement si le principe est est juste, l’application qu’il en fait à Montaigne est erronée. « De 1595 à 1635, en effet, dit le grand critique, il y eut tout au plus trois ou quatre éditions des Essais, et je connais peu de grands livres qui aient été aussi peu réédités dans les premières années de leur publication. Cela devient bien plus frappant encore et plus significatif, si à l’œuvre de Montaigne, on compare l’œuvre de Ronsard ou même de Garnier » (l. c, p. 630). N’est-il pas étrange de comparer le succès d’œuvres aussi disparates que les Essais et les vers de Ronsard ou de Garnier ? Mais il y a plus. L’affirmation