Page:Schopenhauer - Écrivains et Style, 1905, trad. Dietrich.djvu/127

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Un tour plus habile et pire, mais plus profitable, c’est celui-ci : littérateurs, écrivains faméliques et à la douzaine ont réussi, contre le bon goût et la vraie culture de l’époque, à mener le monde élégant en laisse, en le dressant à lire à temps toujours la même chose, toujours les nouveautés, pour y trouver, dans les réunions de société, un sujet de conversation. Ce but est atteint par de mauvais romans et des productions analogues de plumes jadis fameuses, telles que celles des Spindler[1], des Bulwer, des Eugène Sue et autres. Mais quel sort plus misérable que celui d’un pareil public bel-esprit, qui se croit obligé de lire toujours le récent gribouillage de cerveaux plus qu’ordinaires n’écrivant que pour l’argent, et qui par conséquent ne chôment jamais ! Et, en revanche, les œuvres des esprits rares et supérieurs de tous les temps et de tous les pays, ce public ne les connaît que de nom !

Le journal littéraire, avec ses bousillages quotidiens fournis par des têtes ordinaires, est particulièrement un moyen habile de dérober au public esthétique le temps qu’il devrait, dans l’intérêt de sa culture, accorder aux véritables productions du genre.

En conséquence, par rapport à notre sujet, l’art de ne pas lire est des plus importants. Il consiste à ne pas prendre en main ce qui de tout temps occupe le grand public, comme, par exemple, les pamphlets politiques ou religieux, les romans, les poésies, etc., qui font du

  1. Karl Spindler (1796-1856), auteur de l’Invalide, le Bâtard, le Juif, le Jésuite, le Roi de Sion,  etc., fécond romancier dont les œuvres, jadis très populaires et qui ne forment pas moins de cent deux volumes, ne se trouvent plus guère aujourd’hui que dans les cabinets de lecture. (Le trad.)