Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/144

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

actions, c’est qu’elles dépendent de l’occasion qui, avant tout, doit leur donner la possibilité de se produire : d’où il résulte que leur gloire ne se règle pas uniquement sur leur valeur intrinsèque, mais encore sur les circonstances qui leur prêtent l’importance et l’éclat. Elle dépend, en outre, lorsque, comme à la guerre, les actions sont purement personnelles, du témoignage d’un petit nombre de témoins oculaires ; or il peut se faire qu’il n’y ait pas eu de témoins, ou que ceux-ci parfois soient injustes ou prévenus. D’autre part, les actions, étant quelque chose de pratique, ont l’avantage d’être à la portée de la faculté de jugement de tous les hommes ; aussi leur rend-on immédiatement justice dès que les données sont exactement fournies, à moins toutefois que les motifs n’en puissent être nettement connus ou justement appréciés que plus tard, car, pour bien comprendre une action, il faut en connaître le motif.

Pour les œuvres, c’est l’inverse ; leur production ne dépend pas de l’occasion, mais uniquement de leur au-

    intitule des actes. Car les œuvres sont, par leur essence, d’une espèce supérieure. Un acte n’est toujours qu’une action basée sur un motif, par conséquent, quelque chose d’isolé, de transitoire, et appartenant à cet élément général et primitif du monde, à la volonté. Une grande et belle œuvre est une chose durable, car son importance est universelle, et elle procède de l’intelligence, de cette intelligence innocente, pure, qui s’élève comme un parfum au-dessus de ce bas monde de la volonté.
      Parmi les avantages de la gloire des actions, il y a aussi celui de se produire ordinairement d’un coup avec un grand éclat, si grand parfois que l’Europe entière en retentit, tandis que la gloire des œuvres n’arrive que lentement et insensiblement faible, d’abord, puis de plus en plus forte, et n’atteint souvent toute sa puissance qu’après un siècle ; mais alors elle reste pendant des milliers d’années, parce que les œuvres restent aussi. L’autre gloire, la première explosion passée, s’affaiblit graduellement, est de moins en moins connue et finit par ne plus exister que dans l’histoire à l’état de fantôme. — (Note de l’auteur.)