ce déchirement apparaît au grand jour de la conscience. Il semble que dans ce phénomène unique c’est le monde tout entier qui doive être à jamais anéanti, et tout l’être d’une créature vivante ainsi menacée se réduit aussitôt à une lutte, à une résistance désespérée contre la mort. Voyons par exemple l’angoisse incroyable d’un homme en danger de mort, l’intérêt immédiat et sérieux pris par tous les témoins à sa souffrance et leurs transports de joie sans fin quand il est sauvé. Rappelons-nous l’épouvante glaciale qui nous saisit à entendre prononcer un arrêt de mort, notre horreur profonde à la vue des préparatifs de l’exécution, la pitié qui nous arrache le cœur au spectacle de l’exécution elle-même. On croirait qu’il s’agit de tout autre chose que d’abréger simplement de quelques années une existence vide, triste, aigrie par mille tourments et toujours incertaine ; on penserait vraiment que c’est un événement d’une importance extraordinaire que de voir un individu arriver quelques années plus tôt là où, après une existence éphémère, il a des milliards de siècles à demeurer. — Tous ces phénomènes sont la preuve évidente que j’ai eu raison de poser comme principe inexplicable, mais propre à servir de fondement à toute explication, la volonté de vivre, et que ce vouloir-vivre, loin d’être un mot sonore, vide de sens, tel que l’absolu, l’infini, l’idée, ou autres expressions semblables, est la réalité suprême à nous connue, est même la substance et le noyau de toute réalité.
Faisons maintenant abstraction, pour quelque temps, de cette interprétation puisée au-dedans de notre être, et plaçons-nous en étrangers vis-à-vis de la nature, pour la saisir objectivement. Nous trouvons qu’à partir du degré de la vie organique, elle n’a qu’un but : la conservation de toutes les espèces. C’est à cette fin qu’elle travaille par la surabondance démesurée des germes, par la violence impatiente de l’instinct sexuel, par l’empressement de cet instinct à se plier à toutes les situations et à toutes les circonstances, même à la nécessité d’une procréation hybride, enfin par l’instinct de l’amour maternel, dont la puissance va jusqu’à l’emporter, dans certaines espèces animales, sur l’amour de soi-même, et jusqu’à faire sacrifier à la mère sa vie pour le salut de ses petits. L’individu au contraire n’a pour la nature qu’une valeur indirecte, celle d’un simple moyen propre à maintenir l’espèce. Hors de là, son existence lui est indifférente, et elle le conduit elle-même à sa perte, dès qu’il cesse d’être capable de servir à son dessein. Pourquoi l’individu ? Nous le saurions donc clairement ; mais pourquoi l’espèce ? Voilà une question, à laquelle la nature considérée du côté purement objectif ne nous fournit aucune réponse. Car c’est en vain qu’on cherche, en les constatant, à découvrir une fin à cette agitation sans trêve, à cette impulsion fougueuse vers l’existence,